Par Marc-André Girard, directeur d’une école publique
Je me souviens, c’était il y a une dizaine d’années. Un collègue m’avait dit que j’étais un opportuniste. Cela m’avait insulté un brin, même si le commentaire ne se voulait pas mesquin. Dans les faits, bien que l’on prête souvent des significations péjoratives à ce mot, mon collègue voulait simplement dire que je savais tirer parti des occasions qui se présentaient à moi.
J’avoue que j’étais irrité, pas parce que je savais profiter des occasions, mais plutôt, je sentais un certain degré d’envie : Moi, j’avais des opportunités, mais pas les autres. Pour ma part, j’estimais que les opportunités en question étaient des conséquences d’actions et de choix préalables. Autrement écrit, les opportunités n’arrivent pas d’elles-mêmes; elles sont créées de toutes pièces par des rencontres, des collaborations, des travaux qui débloquent des occasions qui sont à saisir.
La classe inversée mène loin
Par exemple, il y a une douzaine d’années, j’avais créé un site Web sur lequel, j’avais rédigé un dossier complet sur la classe inversée. Bien que le site Web ne soit plus actif, il m’arrive encore de le recroiser dans les méandres d’Internet (un autre exemple qui appui que les traces qu’on laisse sur Internet nous suivent ad vitam aeternam). Un jour, j’ai reçu un courriel et c’était un éditeur qui voulait travailler avec moi pour que je traduise des ouvrages sur la classe inversée édités par l’ISTE. L’éditeur venait d’en acquérir les droits en français. De fil en aiguille, j’ai traduit quelques ouvrages et j’en ai rédigé quatre inédits par la suite. Ces opportunités et cette collaboration ne sont pas nées d’elles-mêmes. Jamais je n’aurais croisé le chemin des Éditions Reynald Goulet sans avoir rédigé ce dossier initial. Cette collaboration m’a incité à poursuivre mon travail et mon développement professionnel et j’ai pu rencontrer d’autres personnes qui m’ont ouvert d’autres portes m’ayant mené dans l’Ouest Canadien, en France, au Maroc, en Suède et en Finlande. C’est d’ailleurs grâce à ce genre de collaboration et de rencontre que vous pouvez me lire aujourd’hui et que je collabore avec l’École branchée depuis bientôt une dizaine d’années! Inutile de vous dire que je suis grandement reconnaissant de côtoyer plein de gens allumés qui ont une incidence marquante sur ma carrière.
Trouver la bonne rivière
Ma vision est simple : il y a de bien belles choses qui ont été vécues pour moi depuis quelques années et j’ai certainement été au bon endroit au bon moment en ayant côtoyé les bonnes personnes, mais j’ai aussi pu faire les bons choix également. Il faut certes se laisser porter par les flots, mais encore faut-il trouver la bonne rivière et ramer avec des gens de confiance et d’ambition! Ainsi, à mon sens, ce qui reste à venir est encore plus prometteur. Du moins, c’est ce que je souhaite et c’est le genre de lien que j’entretiens avec l’inconnu.
Avoir de l’ambition et monter à cheval
En éducation, ceux qui ont de l’ambition nous effraient souvent. Pourquoi? Je l’ignore? Nous forcent-ils à nous dépasser? À nous remettre en question continuellement sans que nous y soyons prêts? Peut-être doit-on accueillir ce que l’illustre Ted Lasso disait : « Sois curieux, sans juger »?
Curieux pour explorer le monde d’opportunités qui s’offrent à nous dans le domaine de l’éducation; le tout, sans juger comment les autres explorent et le rythme auquel ils se livrent à ces explorations. Chacun évolue selon sa propre tolérance à l’ambiguïté et sa capacité d’adaptation. Sortir de sa zone de confort est souvent difficile! Lasso disait, de façon humoristique, que changer, c’est comme monter à cheval : si cela est confortable, c’est que vous vous y prenez mal!
L’ambition professionnelle, c’est voir plus grand que soi. C’est entrevoir les possibles et faire le nécessaire pour les concrétiser. En éducation, cette ambition se veut habituellement altruiste : comment mon ambition pour ma carrière peut-elle avoir un impact positif sur mes élèves, mes collègues, mon organisation et ma profession? La clé est ici. Comment mon ambition sert-elle les ambitions de ceux que je sers?
Cette ambition est bienvenue et même souhaitable en médecine, chez les avocats, les comptables, mais en éducation, elle dérange. La nonne bouddhiste Ani Chöying Droma sait de quoi elle parle et son expérience nous permet de faire quelques parallèles avec les milieux scolaires. Elle explique dans son livre comment elle a fait l’objet de railleries de certaines consœurs lorsqu’elle a lancé sa carrière de chanteuse qui l’a menée partout dans le monde. Voilà qui rompt certainement avec la vision que nous avons d’une nonne bouddhiste…
C’est un peu la même chose en éducation. Si une nonne bouddhiste doit être en médiation perpétuelle dans son monastère plutôt qu’en tournée mondiale à fréquenter des salles de spectacle, les enseignants, eux, devraient être dans leur classe pour enseigner et les directions, elles, à leur bureau pour s’occuper de paperasse et des problèmes du quotidien scolaire. Si cette vision n’est pas nécessairement fausse, on ne peut entrevoir le travail des professionnels de l’éducation et l’impact qu’ils ont sur les élèves que par leur unique présence en classe ou à l’école. Il y a un temps où ils doivent poursuivre des objectifs professionnels hors de leur lieu traditionnel de travail pour, justement, que cela rejaillisse directement ou indirectement sur ceux avec qui ils travaillent, à commencer par les élèves.
Accepter le chaos
Dans les changements de pratique qui mènent aux opportunités, il faut accepter une part de chaos. Tout n’est pas orchestré à la lettre. Si on se fait un plan ou si on se fait une idée de comment les choses pourraient tourner pour nous, il faut accepter qu’à terme, les choses se passent autrement qu’anticipé. Et c’est très bien ainsi. Se défaire de la routine qui est à la fois sécurisante et aliénante permet de nous mettre à l’épreuve en se remettant sainement en question. On réalise de petits bijoux professionnels en quittant sa zone de confort.
Aux environs de Percé, le brasseur Francis Joncas était l’un des principaux artisans de la microbrasserie Pit Caribou. Il l’a fondée en 2007, à l’Anse-à-Beaufils, en Gaspésie. Douze ans plus tard, il vendait ses parts dans cette entreprise florissante pour fonder Brett & Sauvage, une nanobrasserie qui fabrique de la bière avec des levures prélevées dans la nature. Ainsi, les lots brassicoles se ressemblent sans être identiques et les goûts varient selon les levures prélevées directement dans la nature. Ce sont des bières éphémères authentiques. La recette brassicole n’est pas fixe et elle varie selon les levures prélevées sur des framboises, des camerises, dans la forêt ou dans un champ de céréales : il fait confiance au processus qui détermine le succès du produit. Rien n’est prévisible dans le processus et il se pourrait bien que le brassin soit imbuvable. Le contraire est aussi vrai : il se pourrait que le brassin soit excellent à un point tel qu’il génèrera une grande popularité. Qu’à cela ne tienne, il sera impossible de faire un brassin identique. Il aura fallu être là au bon moment! C’est l’adéquation entre ce processus largement spontané, le produit imprévisible qui en découle, le visiteur présent et le moment réunissant processus, produit et visiteur qui fait le succès de toute l’opération.
Ambition et éducation
Essentiellement, quand on parle d’ambition professionnelle du personnel scolaire, deux choses me viennent en tête:
- La fierté des jeunes qui voient les professionnels qu’ils côtoient rayonner. Par exemple, lorsqu’un élève sait que son enseignant forme d’autres enseignants, qu’il contribue au prototypage d’une application éducative ou qu’il rédige un manuel scolaire, cela lui donne de la crédibilité. Dans certains cas, cela peut même générer un sentiment de fierté chez les élèves. Ce sentiment de fierté se voit décuplé lorsque l’enseignant, dans l’exemple précédent, inclut ses élèves dans les opportunités qui lui sont offertes. Toujours en fonction de ce qui précède, les élèves, ne pourraient-ils pas corédiger un chapitre du manuel scolaire? Proposer des encadrés? Participer au prototypage de l’application éducative ou même contribuer à la formation d’autres enseignants?
- Des adultes ambitieux modélisent cette attitude chez les jeunes, le tout, dans une perspective de mentalité de croissance. Les jeunes doivent apprendre qu’être ambitieux signifie d’aspirer à quelque chose de grand et de mettre les efforts nécessaires en place pour y parvenir. Être ambitieux, ce n’est pas seulement une question de rêve à réaliser, mais c’est surtout de faire preuve de discipline pour passer du rêve à la réalité. Quand un enseignant pave la voie en incarnant lui-même cette ambition, cela peut avoir pour effet d’inspirer l’élève à adopter une mentalité de croissance à son tour.
Pour reprendre une fois de plus Ted Lasso, « changer, ce n’est pas être parfait. La perfection est ennuyeuse ». C’est d’être parfait pour qui profite de ce changement. Pour l’un, c’est l’amateur de bière et pour nous, ce sont les élèves qui nous font confiance.