Par Marc-André Girard, directeur d’une école publique
La densité de l’expérience, c’est certainement quelque chose dont vous n’avez jamais entendu parler en tant que tel, même si vous l’avez probablement expérimenté à un moment ou à un autre dans votre vie professionnelle. J’ai appris ce terme du professeur Marc Boutet lors d’un dîner où je lui parlais de mon projet doctoral en lien avec la gestion du changement en milieu scolaire.
Pour lui, ce concept s’applique principalement dans des questions de construction de l’identité professionnelle des futurs enseignants en stage. Toutefois, nous l’avons appliqué différemment dans notre discussion en l’extrapolant à la fonction de direction d’école.
Le respect de l’expérience accumulée
Essentiellement, il s’agit de considérer la richesse de l’expérience acquise préalablement dans un milieu avant l’arrivée de la direction à la barre de l’école, où on reconnait ce qui a été fait à l’école au préalable. C’est en quelque sorte un exercice d’humilité important pour la direction où, lors de la lecture de la culture organisationnelle de l’école, on résiste à imposer ses vues de façon hâtive. C’est donc le respect de cette culture et la reconnaissance de la densité de l’expérience des professionnels qui en connaissent plus que nous à propos de l’école, des élèves, de leurs parents et des us et coutumes.
Simplement écrit, c’est la reconnaissance de l’expérience cumulée par l’équipe-école, le respect de ses particularités (ses torts, ses travers, ses forces et ses passions) et la capacité de faire confiance à son vécu en tirant profit de ladite expérience pour bâtir le futur de l’organisation avec elle.
La tradition pour un établissement scolaire, c’est important.
Cela m’aura pris de déchiffrer ce qu’on entend souvent dans les écoles sous différentes déclinaisons : « J’ai toujours fait cela comme ça et j’ai toujours obtenu de bons résultats. Pourquoi changer? ».
La tradition, c’est la somme des réussites de chacun, la somme de leurs apprentissages au travers des situations vécues. C’est le meilleur comme le pire. La tradition, c’est tout et ce n’est rien. Cela n’est rien parce qu’elle est intangible et invisible, mais elle est tout parce qu’elle teinte les attitudes et les comportements des membres de l’équipe-école, tout en conditionnant les réflexes de chacun dans l’exercice de ses fonctions. C’est une puissante force invisible et elle peut faire un professionnel, comme elle peut le défaire.
Peu importe notre rôle au sein de l’organisation, quand on rejette cette tradition, on rejette ceux qui ont contribué à la bâtir et on rejette leurs réussites et leur culture. On rejette ce qui lie chacun des membres à l’équipe. Bref, on tente de se construire dans l’équipe en restant hors de l’équipe. On a tous déjà vu des membres de l’équipe rester en périphérie.
Faire au bon endroit et au bon moment
La pensée de Guy Le Boterf dépasse la traditionnelle trilogie des savoirs, savoir-faire et savoir-être. Pour lui, outre les savoirs, ce qu’on en fait est important (savoir-faire) certes, mais il y a une perspective fondamentale qui nous échappe : savons-nous faire au bon endroit et au bon moment?
C’est ce qu’il qualifie de « savoir-y-faire » qui importe. Ce n’est pas tout de savoir-faire : notre compétence doit se déployer au bon endroit et au bon moment, ce qui témoigne d’une capacité professionnelle de haut niveau où le professionnel a su prendre le recul nécessaire pour réfléchir à ce qu’il sait, en prenant en considération les besoins du milieu et, également, en considérant la culture du milieu.
J’ai fait du pouce dans ma thèse de doctorat sur ce sujet. Au-delà du « savoir-y-faire », il y a forcément un « savoir-y-être » qui regroupe ce dont il est question depuis le début de ce texte. « Savoir-y-être », c’est être pleinement ouvert et sensible aux autres dans une école, en respect de la culture et de la tradition de l’établissement, en faisant preuve d’ouverture face à ce que nous ne comprenons pas toujours, mais qui est là et qui a une incidence sur nous. C’est aussi reconnaître la densité de l’expérience comme étant déterminante et incontournable pour la suite des choses dans l’école.
Atteindre l’équilibre avec le développement professionnel
Si la culture et la tradition d’un établissement scolaire sont incontournables, il n’en demeure pas moins qu’un équilibre est à atteindre. En effet, on ne peut les considérer comme étant immuables et imperturbables.
La tradition ressemble à ceux qui la constituent. Or, en suivant les principes de la mentalité de croissance, nous sommes en constante évolution et nous nous transformons constamment pour devenir une version améliorée de nous-même. Comment atteindre cet équilibre entre cette tradition qui nous garde bien ancrée dans le concret du quotidien scolaire et la possibilité de s’élever professionnellement et de transformer sa pratique?
Par le développement professionnel, évidemment! S’engager dans une telle démarche professionnelle, c’est sortir de son quotidien, explorer sa profession et reconnaitre que même si nous sommes chevronnés et que nous nous estimons en contrôle, il n’en demeure pas moins que nous devons réaliser que, quand nous sommes au sommet de la montagne, il n’existe plus qu’un seul chemin : celui de la descente. C’est bien quand on se lance dans une telle démarche qu’on en vient à un constat inéluctable : on ne connait pas grand-chose sur notre propre profession, malgré notre perception voulant que nous croyions avoir tout vu!
Aller vers l’autre
Quand on parle de développement professionnel, ce n’est pas qu’une question de suivre des cours, participer à des formations ou lire des livres. C’est aussi d’aller à la rencontre d’autres personnes qui travaillent dans d’autres milieux scolaires bien différents des nôtres. Nos collègues d’autres écoles en ont beaucoup à nous apprendre. J’ai probablement autant appris de collègues québécois d’autres écoles ou de collègues marocains, français et finlandais que j’en ai appris sur les bancs d’université!
Comparer nos conceptions de l’éducation avec un enseignant guadeloupéen, coréen ou africain nous permet de relativiser et d’étoffer, par exemple, notre conception du numérique à l’école, des élèves HDAA et de notre propre système de l’éducation. C’est d’être confronté à ses propres perceptions de son travail, de son environnement, de ses outils didactiques et pédagogiques et même de nos collègues qu’on croît professionnellement, détournant momentanément le regard de notre quotidien et en envisagent notre pratique sous d’autres possibles.