Par Marc-André Girard
Le dictionnaire Usito définit « l’expérience » comme étant « l’ensemble des connaissances concrètes acquises par l’usage et le contact avec la réalité de la vie, prêtes à être mises en pratique ». Elle se calcule habituellement en années, mais dans les faits, le « contact avec la réalité de la vie (professionnelle) » devrait se quantifier (ou plutôt se qualifier) autrement, notamment par les traces qu’elle laisse dans notre for intérieur.
En effet, ce n’est pas parce que nous cumulons plusieurs années d’expérience que les expériences vécues nous ont véritablement marquées. Ces traces, ces empreintes, sont, en fait, des enseignements et des leçons à tirer. Comme je le dis souvent, en direction, on sait habituellement quand on rentre au travail, à l’école, sans nécessairement savoir quand on va en sortir. On connait aussi notre agenda, sans savoir ce qui s’imposera forcément à nous non plus. Le potentiel expérientiel est donc assez riche!
Ceci dit, voici des enseignements que j’ai pu tirer d’une autre année scolaire atypique à la barre d’une école. Bien que je termine ma 24e année en éducation, dont 18 années en direction, il y a toujours des constats qui s’imposent d’eux-mêmes. Parfois, ils sont nouveaux, alors que d’autres fois, tout simplement, ils sont connus, mais valent la peine d’être répétés.
Première leçon : la complexité de la tâche
Il est commun dans nos écoles d’entendre la formulation suivante : « la tâche est de plus en plus lourde ». L’est-elle vraiment? Je dirais plutôt qu’elle se complexifie. Ce qui nous donne une perception de lourdeur, c’est que plusieurs tâches variées et connexes sont désormais attendues de chacun des membres du personnel scolaire. En voici quelques exemples :
- Remplir des formulaires;
- Conseiller les parents;
- Gérer des chicanes de voisinage ou de médias sociaux;
- Voir à la propreté de certains enfants en bas âge au préscolaire, voire au primaire;
- Toucher à toutes les professions ou métiers reliés de près ou de loin à notre emploi (psychologie, psychoéducation, sociologie, intervention en délinquance, droit, gardiennage, nutrition, etc.);
- Et j’en passe…
Il est bon de rappeler que notre créneau professionnel est, globalement, d’offrir des services éducatifs aux élèves. Or, cette complexité nous détourne souvent de notre propre tâche et de la mission de l’école québécoise pour plusieurs raisons, dont les deux principales sont les suivantes : les besoins des élèves évoluent et se complexifient, et le personnel scolaire se fait de plus en plus rare.
À une époque où les services de santé et les services sociaux sont aussi difficiles à obtenir pour les deux mêmes raisons, le service social le plus facile à rejoindre est l’école. Son personnel est dévoué et accessible. Cela explique donc à mon avis, du moins en partie, pourquoi la tâche se complexifie pour le personnel scolaire.
Deuxième leçon : un leadership d’influence
J’ai souvent écrit à ce sujet, notamment, ici, ici et là. C’est un sujet qui me tient à cœur. Le leadership dans une école, ce n’est pas l’apanage de la direction. C’est l’affaire de tous. J’ai vu trop fréquemment ces deux types de situations se produire dans diverses écoles et en côtoyant des directions dans d’autres contextes : d’une part, il y a les tout-puissants, ceux qui entrevoient le leadership dans une école en tant que monopole et de l’autre, il y a ceux qui s’attendent à ce que la direction prenne cette posture unilatérale. C’est tellement plus rassurant pour tout le monde d’avoir accès à des solutions toutes prêtes où les décisions sont prises par une seule personne!
Pourtant, les problématiques se complexifient et elles requièrent de plus en plus un travail collaboratif coordonné pour obtenir la contribution de chacun. Ainsi, la diversité vient à la rescousse de la complexité.
Une chose semble anodine, mais elle est très importante lorsque vient le temps pour la direction de déployer son leadership dans l’école : nous travaillons avec des personnes cultivées et instruites. Elles souhaitent contribuer et prendre part aux décisions. Or, nous avons justement besoin de leur contribution! Il faut donc impliquer toute l’équipe pour créer un milieu scolaire correspondant à leurs attentes.
Enfin, le leadership doit être partagé par l’influence que nous exerçons les uns sur les autres. L’école étant maintenant un lieu ouvert et accessible à tous, l’enseignant influence les décisions de la direction tout comme celle-ci influence ses pratiques. Une toile complexe de relations réciproques d’influences s’est tissée au sein de l’école entre tous les acteurs scolaires, incluant également les parents et les élèves eux-mêmes, ces derniers ayant de plus en plus leur mot à dire quant à la vie scolaire et pédagogique.
Troisième leçon : trop, c’est pire que pas assez!
Il y a une dizaine d’années, j’avais pu assister à la conférence de Jasmin Bergeron sur « l’effet WOW! », qui s’explique comme étant une expérience ou une action qui dépasse largement les attentes des clients, créant une surprise positive et mémorable.
En partant de ce principe, on peut se questionner : et/ si ce client, c’était nous-mêmes? Dans les professions liées à l’éducation, s’il est facile de viser la perfection, il est impossible de l’atteindre! En tant que direction, je suis exigeant envers moi-même et je suis dur sur mon corps. Par exemple, comme plusieurs de mes collègues, je travaille entre 50 et 70 heures par semaine, selon les périodes de l’année. Je veux que tout soit parfait pour mon équipe, mes élèves et leurs parents. Or, à force de viser tellement haut, je suis déçu de moi-même lorsque je n’atteins pas les standards que je me suis fixé et, ironiquement, je remarque que les membres de mon équipe sont beaucoup plus conciliants avec moi que je le suis envers moi-même.
Et si on diminuait nos attentes envers nous-mêmes, n’aurions-nous pas un meilleur sentiment d’efficacité personnelle? Dans le fond, la question que je me pose est celle-ci : suis-je suffisamment bon comparativement à l’idée que je me fais de comment je dois mener un dossier ou m’impliquer dans une situation? Et cette question est plus nocive qu’autre chose à long terme.
S’il est tout à fait louable de vouloir bien faire et d’être à son meilleur, j’ai suffisamment de pression qui me provient de tous les angles liés à ma profession. Ai-je vraiment besoin d’en rajouter? De quoi ai-je peur? D’échouer? De perdre la face? Deux choses :
- Il y aura toujours des gens qui vous feront sentir que vous êtes inadéquats face à leurs attentes. Eux feraient les choses différemment ou prendraient une autre décision. Le banc du gérant d’estrade est bien confortable, il faut croire!
- Pour les autres, témoigner de l’imperfection ou de la vulnérabilité d’un leader, cela le rend plus humain, plus accessible et surtout, plus enclin à accepter leur propre vulnérabilité. Cela devient important lorsqu’il s’agit de créer un climat de travail bienveillant. Devenir un modèle d’imperfection, c’est devenir un modèle d’humanité!
Quatrième leçon : de la bienveillance pour ceux qui ont besoin de vous…
Le milieu de l’éducation, à l’instar de celui de la santé, en est un de service à autrui et, généralement, nous servons ceux qui ont vraiment besoin de notre aide. Or, depuis quelques années, je remarque que les gens qui ont le plus besoin de moi sont souvent ceux qui donnent le moins envie d’être côtoyés. Oui, j’ai parfois l’étrange impression de devoir me battre contre ceux qui ont manifestement besoin de mon aide et que je souhaite aider.
Rose-Marie Charest, ancienne présidente de l’Ordre des psychologues du Québec, disait récemment que :
- Plus tu fais l’objet de bienveillance, plus cela t’aide dans la vie, car cela t’apporte du bien-être et de la plénitude;
- Plus tu fais l’objet de bienveillance, plus tu es susceptible de reproduire le même type de comportement envers les autres;
- Plus tu fais preuve de bienveillance, plus tu te sens bien aussi.
Probablement en tête de lice du mot le plus galvaudé depuis le printemps pandémique, la bienveillance est malheureusement, pour certaines personnes à pied d’œuvre dans nos écoles, synonyme de manque de rigueur, de mollesse et de complaisance. Ironiquement, ce sont les mêmes personnes qui exigent de la compréhension, de l’empathie et de la bienveillance de la part des autres… Il est grand, le mystère de l’humanité!
Cinquième leçon : crouler sous les tâches administratives
On ne s’en sortira pas : en direction d’établissement scolaire, il y aura toujours des tâches administratives qui déplaisent à ceux qui préfèrent exercer leur leadership pédagogique auprès de l’équipe-école et des élèves. Pour être transparent, je suis de ceux-là; mon sentiment d’efficacité personnelle s’en voit malmené. J’essaie de tout combiner et je suis souvent insatisfait de ma capacité à tout mener de front : tâches administratives, pédagogiques, présence sur le plancher, retours d’appels ou de courriels, etc.
J’ai réfléchi à mon emploi du temps récemment. Je me suis aperçu que ce qui était inscrit à mon agenda et dans ma liste de tâches (Todoist est mon meilleur ami depuis une douzaine d’années) concernait presque exclusivement des tâches administratives et non des tâches pédagogiques. Or, le travail en éducation, qu’il soit effectué à la direction ou dans tout autre rôle scolaire, consiste assurément à favoriser le développement et le bien-être des personnes. Cet objectif n’est pas inscrit dans un agenda ni dans une liste de tâches.
À l’origine, du moins à mon sens, la question de trouver l’équilibre entre les tâches était une question d’organisation du temps. Or, j’ai choisi volontairement de vivre un déséquilibre entre ces mêmes tâches. En effet, cette année, bien que les tâches administratives pullulent toujours autant sinon davantage, j’ai changé d’attitude par rapport à celles-ci.
Si je me plaignais jadis que ces tâches m’empêchaient d’en réaliser d’autres, clairement plus signifiantes, dans une école, j’ai choisi d’accorder plus de temps à ce qui importe : établir une proximité avec les membres de l’équipe-école, les parents et les élèves.
Ainsi, je crée sciemment un déséquilibre en réalisant mes tâches administratives au moment où je considère que tout roule et que personne ne risque de trop remarquer mon absence. Au final, je respecte mes échéanciers et, encore mieux, je respecte les gens pour qui je travaille ! Parce que les humains n’ont pas d’échéancier. Quand ils ont des besoins importants, ce n’est pas pour dans deux semaines, mais bien maintenant !
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Et vous, collègues à la direction? Quelles sont vos leçons de la dernière année?