Devoir justifier un nouveau type d’activité ou d’évaluation à ses élèves performants, se faire dire par des parents que leur enfant est victime de vos « expériences », ça vous parle? Pourquoi est-ce si difficile de déroger de l’enseignement traditionnel? Voici ce qu’en dit la recherche… et l’expérience d’un directeur!
par Marc-André Girard
Doctorant en éducation, Université de Sherbrooke
Directeur adjoint, Collège Durocher-Saint-Lambert
La tradition enseignante est bien établie depuis des siècles (Gauthier, Bissonnette et Richard, 2013) et il est difficile d’y déroger, et ce, principalement pour des raisons de conception et de divers a priori expliquant comment les activités pédagogiques tenues en classe devraient se dérouler. Ceci est une question à la fois sensible et complexe qui sera sommairement abordée dans ce texte, en laissant soin au lecteur d’aller plus loin dans les références proposées.
Comment devraient se dérouler les activités pédagogiques dans la classe? Comment cette dernière devrait-elle être organisée? Quelles approches devraient être adoptées par l’enseignant? Quels outils ce dernier devrait-il utiliser? Les réponses varient selon les conceptions de chacune des personnes impliquées dans les activités scolaires, notamment l’enseignant, l’élève et ses parents.
Les enseignants
Le modèle enseignant en est un qui se renouvelle pratiquement automatiquement, surtout lorsqu’on prend en compte les recherches sur l’empreinte professionnelle qui démontrent que les enseignants ont tendance à enseigner de la façon dont on leur a jadis enseigné (Tardif et Lessard, 1999, p. 379). L’empreinte professionnelle est donc la création d’une conception de la profession basée sur les premières impressions durables que chacun a eu de cette dernière, quand ils étaient eux-mêmes assis sur les bancs d’école. À quel enseignant désiriez-vous ressembler? Lequel a changé votre vie ou est le modèle à suivre?
Ce phénomène explique également pourquoi les plus jeunes enseignants qui arrivent dans un nouveau milieu scolaire ont tendance à enseigner comme on leur a enseigné ou comme leurs nouveaux pairs plus âgés, donc plus expérimentés. Les forces du transfert de la culture enseignante, plusieurs fois centenaire, sont puissantes et il est difficile d’aller à contresens de celle-ci. Elles « (…) semble[nt] agir comme un phénomène d’empreinte qui fournit des réponses ritualisées à des tâches ressenties comme familières. Ces “certitudes” doublées de l’exigence d’être fonctionnel très rapidement compromettent la construction de pratiques d’enseignement requérant une réflexion sur la nature des connaissances, de l’apprentissage, du rôle de l’élève et de celui de l’enseignant » (Raymond, 2001, p. 23).
De plus, des recherches démontrent qu’il est difficile pour un enseignant intégré à une équipe disciplinaire de modifier ses pratiques pédagogiques, didactiques et évaluatives, ce qui crée, bien souvent, une tension avec des membres de son équipe qui, eux, ne voient pas les choses de la même façon. Ce n’est donc pas seulement la culture organisationnelle ou la question d’identité professionnelle qui peuvent agir en tant que freins aux changements de pratiques : c’est aussi la culture disciplinaire, qui contient ses propres normes et traditions (Sharpe et Armellini, 2020).
La clientèle étudiante se diversifie et, en conséquence, les pratiques enseignantes doivent aussi se diversifier. Il est généralement reconnu que « les limites traditionnelles [du] travail [des enseignants] sont en train d’éclater » (Tardif, 2012).
Les élèves
La profession enseignante « est d’abord et avant tout un travail relationnel entre des êtres humains, un travail dont l’objet n’est pas constitué de matière inerte ou strictement de symboles, mais de rapports humains avec des enfants et des jeunes capables d’initiatives et dotés d’une certaine capacité de résister ou de participer à l’action des enseignants » (Tardif, 2014). Donc, les approches pédagogiques doivent considérer que l’élève n’est pas un matériau simple à forger et articuler. C’est un humain qui est émotif, qui résiste, réplique et réagit positivement ou non, dans le sens espéré par l’enseignant ou non.
Cela dit, les élèves abordent aussi les tâches scolaires en fonction de leurs propres croyances et leur propre expérience scolaire (Goodyear et Carvalho, 2020, p. 54). N’oublions pas qu’on leur a, pour la plupart, enseigné de façon traditionnelle durant leur parcours scolaire. Cela signifie que lorsqu’un enseignant au primaire, au secondaire ou aux études supérieures propose des activités pédagogiques qui sortent des sentiers battus, par exemple en étant différenciées ou faisant appel aux principes du socioconstructivisme, les apprenants peuvent eux-mêmes résister. Selon leur perception, notamment aux cycles supérieurs, les étudiants ont l’impression d’apprendre moins si leur professeur ne leur « enseigne pas », donc s’il n’est pas debout au tableau, devant eux, en mode transmissif et directif (Deslauriers, McCarty, Miller, Callaghan et Kestin, 2019).
Par expérience, bien que je ne dispose pas de données de recherche, j’ai souvent vu que les enseignants qui choisissent des approches différentes de celles traditionnellement proposées doivent effectivement d’abord faire un travail de « vente » auprès de leurs élèves afin de les convaincre. Notamment, les élèves performants, habituées à l’obtention de résultats élevés, ne sont pas très chauds à l’idée de changer la recette qui leur garantit du succès dans leurs autres cours ou depuis le début de leur parcours scolaire.
Par ailleurs, au secteur postsecondaire, il est de plus en plus commun d’impliquer les étudiants dans la conception des activités de formation en prenant en compte leurs aspirations, leurs besoins et leurs vues sur le travail qu’ils ont à accomplir pour développer les compétences visées dans les cours suivis. Ne serait-ce pas une bonne idée, dans une certaine mesure, de faire en sorte de mieux impliquer les élèves dans le design pédagogique de la classe? Vu leur implication, ils seront à même de mieux comprendre les choix pédagogiques faits par l’enseignant et, aussi, de les communiquer à leurs parents.
Les parents
« Le problème avec l’école, c’est qu’on y est tous allés », résumait Ron Canuel lors d’une conférence qu’il a prononcée alors qu’il était président et directeur général de l’Association canadienne d’éducation. La conception que les parents ont de l’école d’aujourd’hui est influencée par le modèle qu’ils ont eux-mêmes jadis vécu.
En voici un exemple bien personnel : lors d’un souper de famille, mon père, né en 1940, demanda à ma fille, alors âgée de 10 ans, de lui parler de l’école. Elle lui décrit son quotidien des derniers jours et il en vint spontanément à une conclusion dure à entendre pour le professionnel de l’éducation que je suis : « hum… ton quotidien ressemble au mien à ton âge »! Est-ce à dire que le quotidien d’un enfant de 10 ans fréquentant le primaire en 1950 et celui d’une élève du même âge près de 70 ans plus tard a si peu changé? Évidemment, plusieurs nuances lui échappent et, après tout, ce n’était qu’une simple discussion familiale, mais depuis, je comprends les parents qui conçoivent le monde scolaire sur le modèle issu de leur propre expérience, vingt ou trente ans auparavant.
Cela dit, il y a bel et bien eu de grandes mutations dans les écoles et nous sommes des témoins privilégiés des innovations qui ont cours dans nos écoles. Malgré cela, et c’est normal, les parents ne sont pas familiers avec le jugement professionnel en éducation, avec la classe inversée, avec l’approche par compétence, avec les technologies utilisées à des fins pédagogiques, et j’en passe. Il est donc normal qu’ils s’interrogent, et il est de notre responsabilité de les informer des stratégies pédagogiques employées. La communication, c’est la clé, et en prenant les devants, on risque de sauver beaucoup de temps et de soucis à chacun tout en permettant aux parents de mieux comprendre ce qui se passe à l’école de leur enfant.
Tout comme moi, vous avez peut-être déjà entendu des commentaires sur les approches pédagogiques différentes d’enseignants dont l’expertise et la compétence sont reconnus, mais qui démontrent néanmoins un doute chez les parents :
« Mon enfant est un rat de laboratoire! »
« Ses notes sont plus basses que dans la même matière, l’an dernier! »
« Par vos expérimentations, vous compromettez l’admission de mon enfant au cégep! »
Oui, il y a une question de confiance et de respect de l’autonomie professionnelle, mais en tant que parent, confieriez-vous votre propre enfant les yeux fermés à n’importe quel professionnel sans exiger de résultats ni de reddition de comptes? Compte tenu du fait que « les deux parents de plus en plus travaillent, délégant ainsi aux enseignants une partie des responsabilités qui appartenaient naguère à la famille » (Tardif, 2012), ils veulent bien comprendre les implications de cette délégation de responsabilités auprès de leurs enfants.
Communication et transparence dans la démarche de changement
Devant ces constats, il y a lieu de supposer l’existence de forces restrictives mettant un frein au changement en milieu scolaire. L’état de ces forces restrictives doit toujours être considéré lorsqu’on entreprend une démarche de changement et cette considération doit mener à une réflexion conjointe sur les mécanismes de communication qui en découlent. Car oui, il faut aussi éduquer ceux avec qui nous collaborons pour qu’ils comprennent mieux nos choix professionnels, et l’autonomie professionnelle vient avec le devoir de transparence.
Références
Deslauriers, L., McCarty, L. S., Miller, K., Callaghan, K., Kestin, G. (2019). Measuring actual learning versus feeling of learning in response to being actively engaged in the classroom. Proceedings of the National Academy of Sciences, 116(39), p. 19251-19257.
Gauthier, C., Bissonnette, S., Richard, M. (2013). Enseignement explicite et réussite des élèves : la gestion des apprentissages. Saint-Laurent : ERPI.
Goodyear, P., Carvalho, L. (2020). Analysis of complex learning environments. Dans H. Beetham et R. Sharpe (Eds.), Rethinking pedagogy for a digital age (3e édition). New York: Routledge.
Raymond, D. (2001). Processus et programmes d’insertion professionnelle des enseignants du collégial. Pédagogie collégiale, 14(3), 22-27.
Sharpe, R. Armellini, A. (2020). Designing for learning in organisations. Dans H. Beetham et R. Sharpe (Eds.), Rethinking pedagogy for a digital age (3e édition). New York: Routledge.
Tardif, M. (2013). La condition enseignante au Québec du XIXe au XXIe siècle. Une histoire cousue de fils rouges : précarité, injustice et déclin de l’école publique. Ste-Foy : Presse de l’Université Laval.
Tardif, M. (2014). La vague des professions au Québec : où sont passés les enseignants ? Partie trois de trois. Formation et profession, 22(2), 94-101.
Tardif, M. (2012). Les enseignants au Canada : une vaste profession sous pression. Formation et profession, 20(1), 1-8.
Tardif, M. et Lessard, C. (1999). Le travail enseignant au quotidien. Expérience, interactions humaines et dilemmes professionnels. Bruxelles: De Bœck Université.