Dans le cadre d’une thèse réalisée à l’Université de Montréal, Emmanuelle Parent s’est intéressée aux comportements des adolescentes et adolescents sur les réseaux sociaux. En conversant, publiant et « scrollant » en ligne, ils participent à l’émergence de nouvelles normes sociales. Et si on en tenait compte dans les campagnes de sensibilisation? Il ne suffit pas de prôner l’autorégulation, il faut aussi comprendre les dynamiques qui se créent dans les réseaux, conclut la chercheuse.
La thèse « Ça dépend » : converser, publier et scroller sur les réseaux sociaux à l’adolescence, préparée par Emmanuelle Parent à l’Université de Montréal, apporte un regard nuancé sur l’utilisation que font les adolescentes et les adolescents des réseaux sociaux.
Elle fait aussi remarquer qu’« en étant les premiers à adopter les nouvelles plateformes numériques, les jeunes sont aussi ceux qui participent à construire les algorithmes en les nourrissant de leurs activités en ligne. Leurs usages font aussi en sorte que des fonctionnalités sont créées ou disparaissent des certains réseaux ». N’oublions pas que les Instagram, SnapChat, TikTok et BeReal ont d’abord été utilisés par les ados.
À travers une méthodologie qualitative, Mme Parent a donné une voix à des jeunes de 14 à 17 ans de milieux différents. Elle a ainsi documenté leur expérience des médias sociaux grâce à une analyse thématique de 19 entrevues et de 2 groupes de discussion. Elle en arrive à départager les trois types d’usages principaux que font les jeunes, soit converser, publier et « scroller » et à les définir de façon indépendante les uns des autres. « La nuance a émané sans équivoque de la parole des jeunes. Ce n’est pas pour rien que le titre de ma thèse est “Ça dépend”. » Cela l’amène à dire qu’il faut cesser de « généraliser les effets des médias sociaux sur les ados ».
Converser
Lorsqu’il s’agit de maintenir un lien social avec leurs amis, les jeunes ne se soucient guère des intentions des plateformes numériques. Ils se créent leur propre « recette d’applications » qu’ils utilisent en complémentarité les unes des autres, au gré des types de fonctionnalités dont ils ont besoin sur le moment (texte, son, image). L’impermanance des messages envoyés (SnapChat), la possibilité de « retirer » un message envoyé (Messenger) ou de voir si le message a été vu par le destinataire peuvent influencer leur choix.
« La recette d’applications utilisées par les ados évolue au fil des jours selon la personne avec qui discuter, les habitudes de cette collectivité médiatisée, le contexte de la conversation ou de la publication, le contenu recherché, l’appareil utilisé, les fonctionnalités des applications ou de l’humeur ou moment de la journée. » Bref, ils se créent « un répertoire médiatique personnalisé ».
Dans l’acte de converser, deux normes émanent dans les pratiques des jeunes :
1) la sensibilité à autrui au moment de converser;
2) la disponibilité en tout temps pour converser. C’est donc le souci de l’autre qui prime, le désir de maintenir le lien.
« L’état de fin d’une conversation est ambigu parce que la personne doit en quelque sorte déclarer sa non-disponibilité à échanger. La conversation en ligne se termine quand le sujet abordé est éteint, ou qu’une des personnes affirme qu’elle s’adonne à une autre activité et qu’il devient impossible de se parler. La norme de se montrer disponible exige qu’on explicite la fin de la conversation pour éviter les malentendus, car autrement la disponibilité est tenue pour acquise, même si le délai est long entre les réponses. »
Publier
Même si les adultes ont tendance à penser que les jeunes étalent leur vie sur les réseaux sociaux, c’est loin d’être le cas pour tous. D’ailleurs, la chercheuse a remarqué « une habile négociation entre les bénéfices à tirer en publiant et le risque du jugement de ses pairs ». Pour une majorité de jeunes, le fait de publier un contenu de façon publique sur son profil d’un réseau social commande « des occasions jugées spéciales et hors de la banalité quotidienne ». Autrement, ils privilégient l’envoi de message éphémère ou privé à leurs amis et connaissances immédiates.
« La publication implique de s’exposer au regard des autres, incluant des personnes qui ne font pas partie d’un cercle social rapproché. Beaucoup de jeunes ne faisant pas de publications Instagram s’adonnent à la story privée ou aux snaps puisque ces méthodes permettent un contrôle sur les personnes réceptrices du contenu, tandis la publication Instagram est visible pour toutes les personnes abonnées. Ainsi, les ados ne publient pas, très peu, ou développent des ruses pour limiter les jugements péjoratifs à leur égard.
Dans l’acte de publier, deux normes ont émané des pratiques mentionnées par les jeunes :
1) la fréquence limitée de publication de contenu permanent et la qualité du contenu partagé (occasion spéciale);
2) se présenter authentiquement conforme (ils veulent être eux-mêmes, mais ils sont conscients qu’il existe des normes pour être inclus dans le groupe).
Scroller
Contrairement aux deux autres usages, qui sont très sociaux, l’acte de « scroller », soit le geste de faire défiler (pratiquement à l’infini) l’écran sur une plateforme sociale, devient un geste individuel, solitaire. « Ici, les jeunes ne savent pas trop ce que font les autres, les normes sociales sont moins claires, mais ils le font pour être au courant des dernières tendances (“trends”) parce que les discussions de la vie “réelle” tournent souvent autour de celles-ci. Ils veulent être dans le coup. »
Comme a pu le constater Emmanuelle Parent, c’est aussi à travers le défilement infini que les ados ont l’impression de perdre le contrôle, de perdre la notion du temps. « C’est ici que les adultes ont définitivement un rôle d’accompagnateur à jouer auprès des jeunes. Oui, c’est correct de “scroller”, mais à un certain moment, on peut faire autre chose. Les adultes ont aussi la responsabilité de proposer d’autres types d’activités aux jeunes. Parfois, ils scrollent parce qu’ils n’ont rien d’autre à faire. On ne peut pas penser qu’ils vont s’autoréguler seuls. »
Autorégulation
D’ailleurs, la thèse de Mme Parent pose aussi les limites de cette fameuse autorégulation qui est généralement nommée comme solution :
« Parmi les limites de l’autorégulation, il s’agit d’une approche qui responsabilise l’individu et met le poids d’une utilisation saine que sur ses épaules, alors que cette problématique touche tous les jeunes. Est-ce réaliste d’exiger qu’une ou un ado choisisse délibérément de diminuer ses liens avec son entourage, qui pourtant le sollicite et le considère disponible en tout temps? ».
En conclusion, elle écrit : « la contribution la plus saillante de ce travail se trouve dans le partage de la parole des ados, en rappelant l’importance de s’intéresser à leurs expériences en profondeur et dans toutes les nuances qu’elles méritent. Prendre connaissance de leur perspective met en relief leur esprit critique et leur créativité dans les pratiques sur les réseaux sociaux ».
À la toute fin de sa thèse, Emmanuelle Parent a laissé la parole à trois ados. Nous leur laissons aussi la fin de cet article :
« Merci de faire ça. J’aime parler de la réalité, de ce qui se passe. Et je trouve ça important de parler des [réseaux sociaux]. Mon but [avec l’entrevue], c’est un peu de faire sentir les gens confortables dans leur propre peau pis de faire ce qu’ils veulent. Et de ne pas être stressé, parce que des petits stress peuvent s’accumuler et juste créer un breakdown. Pis par expérience, ça m’est arrivé et je veux pas ça pour d’autres. J’ai aimé beaucoup ça de vous raconter un peu ma vie. » (Isaac, entrevue)
« Moi je trouve que des fois les adultes ils parlent beaucoup en mal de comment les adolescents utilisent les médias sociaux, pis je trouve que des fois ils généralisent un petit peu trop parce que c’est pas tout le monde qui utilise comme vraiment beaucoup les médias sociaux, comme exagérément. (…) C’était l’fun de te parler. Parce que je sais pas… mes amies on ne parle pas vraiment de ça. En plus, c’était vraiment le fun de parler de mes projets de vie du futur [de devenir TikToker professionnellement]. Et si je deviens populaire, tu devras t’abonner à mon compte! » (Mathilde, entrevue)
« Le travail que tu fais, moi, j’ai beaucoup de respect pour toi, parce que ça démontre aussi une personne qui veut démolir les stéréotypes, qui veut faire une sensibilisation, que c’est pas vrai que tout le monde est tout le temps dessus [les réseaux sociaux], qu’on est capable de prendre le dessus, de prendre le contrôle, puis le travail que tu fais, moi, je pense que c’est vraiment important de le montrer aux autres personnes. » (Antoine, entrevue)
NDLR. Emmanuelle Parent est également cofondatrice et directrice générale du Centre pour l’intelligence émotionnelle en ligne (le CIEL), qui offre des cours d’autodéfense numérique aux jeunes du primaire et du secondaire.