Je me souviens encore du vendredi 13 mars 2020, à peu près autant de l’autre date qui a marqué ma carrière d’enseignant, soit le 11 septembre 2001. Bon, c’était pour des raisons différentes, néanmoins, elles ont toutes deux été traumatisantes pour les élèves comme pour les adultes. En 2001, c’était un traumatisme imposé par l’humain, près de vingt ans plus tard, il est cette fois imposé à l’humain.
Donc le 13 mars, une fébrilité s’empare de l’école. La machine à rumeurs s’emballe. Le gouvernement est sur les dents et les élèves, autant que leurs enseignants, sont à l’affût des moindres développements. Les parents s’inquiètent, le papa de tel élève revient tout juste de Chine et qu’il paraît qu’il n’a pas suivi les consignes gouvernementales. Il nous est demandé d’exclure l’élève. Un autre est fiévreux, mais il fréquente quand même la classe. Nous devons l’exclure, tout comme son ami qui tousse à s’arracher les poumons. La chasse aux sorcières est lancée et la grande question subsiste : l’école fermera-t-elle, malgré qu’il n’y ait moins de vingt cas de COVID-19 ? Le suspense n’aura pas duré longtemps, le premier ministre annonçant la fermeture des écoles et le ministre de l’Éducation, lui, annonçant des vacances pour les enseignants et leurs élèves. À ce moment, nous pensions que cette pandémie ne durerait que deux semaines ou quelques-unes de plus, cette fermeture temporaire ayant été comparée à celle de la crise du verglas de 1998.
Donc, fraîchement revenu des vacances de mars, je suis encore en vacances, mes élèves aussi. Je suis tourmenté. Qu’on se le dise, un enseignant ne prend jamais de vacances. Il prend du repos. Il prend du recul, car même s’il est en « vacances », au fond de lui, il travaille à préparer ses cours, à trouver de nouvelles idées pour mieux rejoindre ses élèves. Il peaufine ses approches. Un cerveau enseignant ne cesse jamais de réfléchir.
Pour les élèves, ce qui était cool le 13 mars devient préoccupant en avril. Pas d’école, pas d’apprentissage, pas d’amis, pas de cadre, ni d’occasion de repousser ses limites. Comme si le développement humain était mis sur pause. Comme si notre tissu social, dont les enseignants font partie, venait à se déchirer soudainement. Visiblement, il n’était pas tissé assez serré puisqu’un virus d’une taille variant entre 60 et 140 nanomètres a pu traverser ses mailles…Le nouvel ennemi est pratiquement invisible et il s’est introduit chez l’humain, infectant ses activités traditionnelles d’apprentissage et celles liées au vivre-ensemble. Or, ce pourquoi je travaille depuis toujours est menacé et moi, comme mes semblables, nous sommes en « vacances »? L’école, n’est-elle pas à la base de notre société, un service essentiel? Il semble que non et que les parents puissent faire l’école à la maison.
Finalement, nos « vacances » se sont terminées en début mai (du moins, pour les écoles primaires hors de la Communauté métropolitaine de Montréal). Faire l’école à la maison aura connu ses trois limites principales. Premièrement, la démarche de scolarisation se fait bel et bien grâce à du personnel qualifié. Les parents sont les éducateurs naturels de leur enfant mais, malgré la qualité de leurs interventions bienveillantes, ils ne sont pas des enseignants seulement parce qu’ils ont fréquentés les bancs d’école. Deuxièmement, ces parents ont besoin d’aide puisqu’ils travaillent à la maison. Pour dispenser un enseignement de qualité, on doit nécessairement prendre du temps pour planifier, enseigner et évaluer ce qui a été enseigné. Enfin, cette démarche de scolarisation se veut résolument sociale. Il n’est pas seulement question d’instruire, mais aussi d’apprendre à vivre tous ensemble.
Fin de l’année scolaire 2020, nous avons une semaine pour préparer l’école et accueillir nos élèves. C’est le début des mesures sanitaires imposées, le début du développement de la tolérance à l’ambiguïté. Nous écrivons les pages de l’histoire de l’éducation québécoise au fur et à mesure que les événements surviennent.
Habitués à la prévisibilité de notre routine de quelques décennies, nous avions un certain pouvoir sur le déroulement des activités quotidiennes de nos élèves, sans que la peur vienne perturber nos activités. Désormais, le pas nous est dicté et la cadence varie au fur et à mesure que nous avançons dans le temps. Cette cadence varie d’une école à l’autre, ce qui perturbe la vision de notre profession et celle que nous avons de la performance de notre système où, d’ordinaire, les choses doivent avancer au même rythme par souci d’équité. En pleine période d’incertitude, nous exigeons des certitudes, une démarche claire. Nous exigeons de nos leaders qu’ils prennent le bâton de pèlerin, qu’ils tracent la voie de la prévisibilité, alors qu’ils sont aussi dans l’inconnu.
Après presque deux mois d’inactivité scolaire, soudainement ce qui importe est l’éducation et non l’instruction. Les valeurs humaines de bienveillance, de socialisation, d’écoute, d’accueil, d’entraide, de collaboration, priment sur apprendre à lire et à compter. On ne parle plus de la bonne vieille opposition entre l’importance de l’acquisition des savoirs ou le développement des compétences. Ce qui importe, c’est d’accueillir les élèves et réparer le chaînon manquant de la scolarisation. Malheureusement, environ 50% des élèves sont de retour en classe et de ceux-là, les plus vulnérables sont bien souvent restés à la maison. On s’inquiète. On a beau appeler à la maison, les inviter à des visios, rien n’y fait. Ils sont déconnectés et leur année scolaire est terminée. Ils avaient le choix et ils n’ont pas choisi l’école pour plusieurs raisons, à commencer par la peur. Peu importe les raisons qui motivent ce choix, l’école en prend pour son rhume. Un service essentiel n’est pas qu’un décret ministériel, c’est aussi une reconnaissance de ses bénéficiaires!
Au fond, aussi bien se concentrer sur ceux qui sont en classe. Et je dois dire que j’ai passé de beaux moments dans ma carrière puisque j’enseignais à des volontaires, dans des classes réduites, sans la pression de « passer la matière ». Bon, j’exagère un peu vu qu’il y avait le stress du respect des mesures sanitaires, mais nous nous en sommes sortis et les vacances sont arrivées. Vous savez ces « vacances » où on se demande :
- Les élèves devront-ils porter le masque en classe?
- Devrais-je porter le masque en classe?
- La classe sera-t-elle divisée en bulles?
- Comment vais-je gérer les retards scolaires des élèves qui ont manqué presque six mois d’école? Je fais quoi s’ils ne reviennent pas?
- Comment vais-je combiner mon enseignement et les éventuelles mesures sanitaires ?
- Et si je tombe malade à mon tour ?
- Etc.
Mon esprit aura tourné à grande vitesse pendant le repos estival, au gré des annonces et des nouvelles. La même question surgissait : « comment vais-je faire? ». Et la même réponse revenait : « on verra bien à la fin août ».
Suite et fin du témoignage de Marc-André Girard, à suivre!