Avec la contribution d’Audrey Raynault, Ph.D., professeure à la faculté des sciences de l’éducation, Université Laval.
Communément appelées à l’époque les nouvelles technologies de l’information et des communications (NTIC), on a pu les voir apparaître dans les classes de plusieurs pays au début des années 1990. En éducation, une variété de termes a été utilisée au courant des trente dernières années au sujet des technologies et de leur intégration.
Par exemple, « NTIC » (pour nouvelles technologies de l’information et de la communication) fut une appellation largement utilisée par la communauté en éducation, laquelle délaissera, en cours de route, le mot « nouvelles », terme moins actuel selon Vitali Rosati (2018), pour ainsi conserver « TIC ».
La question vaut la peine d’être posée : après tant d’années, les technologies font-elles nouvellement partie des vies quotidienne, scolaire ou professionnelle? En effet, le cours de l’évolution sémantique de l’appellation a pu traduire, en parallèle, la mutation des pratiques pédagogiques dites « numériques » ou « technologiques » : « NTIC », « TIC », « technologies éducatives », « technologies numériques », « le numérique en éducation », « intégration du numérique », « éducation au numérique », « pédagogie numérique », « technopédagogie », « pédagonumérique », etc.
Des termes « technocentrés » et « pédagocentrés »
Ancrés dans l’action d’intégrer les technologies en éducation, deux adjectifs attirent davantage notre réflexion puisque leur emploi semble persister dans le temps et traduire les pratiques de bon nombre d’enseignants développant leur compétence numérique : « technopédagogique » et « pédagonumérique ».
Des institutions scolaires emploient des technopédagogues ou des conseillers pédagonumériques. Des universités offrent des cours de « technopédagogie ». L’adjectif « pédagonumérique » s’est frayé un chemin dans des publications gouvernementales officielles et en recherche en éducation (Gravelle, 2021). Les exemples ne manquent pas (CSÉ, 2020).
L’utilisation du terme « technopédagogie » est largement répandu, et ce, tant dans les milieux scolaires que dans la communauté postsecondaire francophone, en passant par les médias. L’Office québécois de la langue française, depuis 2007, le définit comme étant la « science qui étudie les méthodes d’enseignement intégrant les nouvelles technologies de l’information et de la communication ». La « technopédagogie » est un nom qui se décline dans une famille lexicale, par exemple, le qualificatif « technopédagogique » et aussi, un rôle, une fonction, voire une spécialité, le « technopédagogue ». Effectivement, il est fréquent pour plusieurs institutions académiques, de la fonction publique ou au sein d’entreprises privées d’avoir intégré au cours des dernières années dans leurs corps d’emploi celui appelé « technopédagogue », et ce, partout dans la francophonie.
Par ailleurs, des écrits scientifiques ou professionnels, reprennent un ou des termes apparentés à la « technopédagogie » sans jamais définir clairement de quoi il s’agit ou pourquoi faire appel à cette terminologie. Par exemple, il est question de dispositifs, d’innovation, d’accompagnement et de compétences « technopédagogiques », à savoir qu’il s’agit d’un amalgame logique de deux mots qui expriment une réalité pédagogique : technologie et pédagogie. C’est en ce sens que, par exemple, Peters, Ouellet St-Denis, Chevrier et Leblanc (2016) soutiennent que la « technopédagogie » correspond à « (…) l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC) pour soutenir l’enseignement » (p. 110).
Vers un nouveau terme « pédagocentré »
Depuis quelques années, des acteurs du milieu de l’éducation, dont le Réseau Éducation Collaboration Innovation technologique (RÉCIT), ont initié l’usage d’un nouveau terme avec l’arrivée historique et culturelle au Québec du Cadre de référence de la compétence numérique en éducation en 2019. Ainsi, l’adjectif « pédagonumérique » semble vouloir remplacer la famille de mots apparentés à « technopédagogie ». D’ailleurs, le Conseil supérieur de l’éducation (CSÉ) a publié un rapport phare en novembre 2020 mettant en exergue l’importance d’« éduquer au numérique » les générations à venir, reconnaissant « comme indispensables au développement de[s] compétences [des élèves] dans une société transformée par le numérique » (p. 36).
En 2018, Benoît Petit, conseiller pédagogique au service national du RÉCIT, domaine du développement de la personne, avait déjà écrit sur les origines du mot.
À propos du numérique
Le numérique est un mot qui s’est imposé dans notre vocabulaire, et ce, peu importe les domaines d’activités. On reconnait « la généralisation de son emploi et surtout sa grande fortune dans les dernières années, où l’on commence à parler d’« environnements numériques », de « natifs du numérique », d’« humanités numériques » et même de « culture numérique » » (Vitali-Rosati, 2014, p. 68).
Les cinq sphères décrites par Vitali-Rosati (2014) expliquent les raisons historiques et culturelles du passage du terme « technologique » vers le terme « numérique » au sujet de leur intégration en éducation.
1. Le numérique a profondément bouleversé les pratiques sociales, professionnelles et « notre rapport au monde » (Ibid., p. 69). Il est donc logique que le milieu scolaire soit tout autant bouleversé par le numérique. Ce bouleversement s’exprime de diverses façons allant de la modification des approches pédagogiques jusqu’aux attentes des parents en ce qui concerne l’utilisation de ce genre d’outils par le personnel scolaire;
2. À propos du « rapport au monde » cité préalablement, il est profondément chamboulé par la façon dont les personnes interagissent avec l’information, ce qui change les perceptions, les prises de position et notre discours. Il en va de même avec les élèves, leurs parents et les collègues. Le numérique imprègne les mœurs et coutumes et devient un outil de compréhension du monde qu’il a lui-même chamboulé;
3. « Le numérique modifie les pratiques et leur sens » (Ibid., p. 70), car les outils offrent un puissant potentiel pédagogique. Toutefois, si les pratiques se voient affectées, le sens, lui, doit ramener à la base et centrer lesdites pratiques sur les besoins des élèves, grâce à des pratiques universelles;
4. L’humain ne peut s’affranchir « des outils dont il se sert » (Ibid., p. 71). Il façonne ses outils et se laisse transformer par ceux-ci, un peu comme Marshall McLuhan l’expliquait en substance, à savoir que les humains façonnent les outils et que ceux-ci, à leur tour, les façonnent;
5. Le numérique permet à la fois la dématérialisation et la matérialisation. En effet, d’une part, le numérique permet de reproduire divers fichiers « nativement multiples » (Ibid., p. 73) sous différentes formes qui étaient, jusqu’alors, matérialisées pour les transformer essentiellement en une succession de code binaire (dématérialisation) à être lus par des supports onéreux prenant des formes variées (rematérialisaton), lesquels sont aussi aptes à exercer plusieurs autres tâches simultanément : tablettes, téléphones intelligents, robots, imprimantes 3D, etc. Par ailleurs, n’oublions pas que le numérique permet aussi de modifier ou transformer facilement lesdits fichiers.
Au Royaume-Uni, lorsqu’il est question de numérique en pédagogie, Redecker et Punie (2017) regroupent le tout dans leur cadre de référence de la compétence numérique des éducateurs sous le vocable des « technologies numériques », ce qui englobe trois sous-concepts : les appareils numériques, les ressources numériques et les données.
Dans le premier cas, il est question des supports physiques comme les tablettes, ordinateurs, Chromebook, tableaux interactifs, etc., alors que dans le second cas, il est question des logiciels employés et des plateformes infonuagiques, mais aussi du matériel didactique numérique et des médias sociaux. Enfin, lorsque les auteurs abordent la question des données, ils réfèrent à l’information dans sa forme dématérialisée qui, très souvent, se « réduit à une série de chiffres entiers et plus précisément de 0 et de 1 » (Vitali-Rosati, 2014, p. 67).
Le terme simplifié « numérique » signifie de facto « technologies numériques » et se veut à la fois un terme englobant et une façon d’alléger le texte. In extenso, le terme a aussi pris une connotation culturelle et professionnelle : on désigne à la fois un processus et des pratiques, lesquelles doivent nécessairement être subordonnées à l’intention pédagogique et à l’approche qui en découle.
Le numérique en pédagogie, ce n’est pas une fin, mais bien un moyen, et c’est l’une des raisons qui explique que dans le néologisme « pédagonumérique », l’aspect pédagogique précède l’aspect numérique. On peut faire de la pédagogie sans numérique, mais le contraire ne semble pas souhaitable.
Une terminologie qui témoigne d’une préoccupation des enseignants à travers le changement de posture dans le temps
L’utilisation soutenue du terme « technopédagogique », laquelle traduit la réalité d’une certaine pratique technocentrée serait abandonnée par des pédagogues ayant réfléchi à sa nature sémantique, grâce à, comme il l’écrivait jadis dans Twitter, un « (…) désir de mettre l’accent sur la pédagogie, afin d’atténuer [les] perceptions d’être trop « technocentristes » (Cool, 2021).
Cette prise de conscience qu’il est possible de qualifier d’historico-culturelle (Engeström, 2001) semble émerger du terrain des milieux scolaires, comme le démontrent Peters et al., Ouellet St-Denis, Chevrier et Leblanc (2016) qui citent des passages du journal de bord d’une étudiante en enseignement, lesquels rappellent que la pédagogie doit être privilégiée lorsque l’on travaille avec les technologies (p. 127) :
- « La pédagogie ne doit pas être mise de côté lorsque l’on travaille avec les technologies »;
- « Il ne faut pas seulement utiliser les TIC pour utiliser les TIC, il faut avoir un but, une intention pédagogique afin d’utiliser les technologies comme outils de travail ».
Ajoutons à cela les usages pédagogiques et prudents (Ceci et al., 2024, sous presse) de l’IA générative dans la vie citoyenne qui semblent nécessaires à développer pour un futur plus sain et durable des pratiques pédagonumériques.
Si pour certains, la pédagogie a toujours été l’élément qui a guidé l’utilisation des technologies dans un cadre pédagogique, d’autres sonnent l’alarme et remettent en question la pertinence de faire appel aux technologies dans un contexte pédagogique. Cette contestation de l’intégration des technologies à la pédagogie se justifie, en outre, par le fait que l’accent soit prétendument mis d’abord sur l’outil (technologique) avant son intention (pédagogique).
En conclusion, il est possible d’insinuer que l’évolution de la terminologie technologique vers une préoccupation pédagocentrique témoignant de l’importance à accorder à « cette voix forte qu’est l’intention pédagogique qui prime avant tout » (Cool, 2021).
Burton et ses collègues (2011) rappellent de tenir compte tant du dispositif pédagogique que de l’attention pédagogique encadrant les outils utilisés. Une pédagogie universelle rigoureuse est une condition incontournable pour que le numérique soit porteur du potentiel d’intégration qu’on lui reconnait. Si, « (…) l’intégration du numérique en classe est avant tout une affaire de pédagogie et de compétences professionnelles orientées vers la qualité de l’expérience d’apprentissage » (Girard et Romero, 2018), le terme « pédagonumérique » permet, à la lumière de notre réflexion :
1. De placer l’intention pédagogique bien avant le choix de l’outil à employer. Cela permet, en outre, d’éviter un certain déterminisme où l’outil conditionne l’approche pédagogique, potentiellement sans égard aux besoins réels des élèves;
2. D’éviter de restreindre le grand domaine de la pédagogie à certains outils (Guité, 2021);
3. D’éviter de déterminer le moyen avant la fin (Ibid.);
4. D’éviter de disqualifier l’intention et l’approche au profit de l’outil : pourquoi serait-il est question de « technopédagogie » sans être question de « tableaupédagogie » ou de « livropédagogie » (Guité, 2021a) ?
5. D’occulter le rôle de l’humain au profit de la machine (Guité, 2021b);
6. D’éviter le dogme technologique au profit des possibilités illimitées offertes par une pédagogie universelle, laquelle est calquée sur les besoins des élèves et non sur le potentiel décontextualisé d’un outil;
7. De mettre l’accent sur le pédagogique avant le numérique, rendant le numérique accessible en tablant sur l’objet de spécialisation commun à tous les enseignants : la pédagogie plutôt que la technologie (Laferrière, 2019).
Références
Burton, R., Borruat, S., Charlier, B., Coltice, N., Deschryver, N., Docq, F., Eneau, J., Gueudet, G., Lameul, G., Lebrun, M., Lietart, A., Nagels, M., Peraya, D., Rossier, A., Renneboog, E. et Villiot-Leclercq, E. (2011). Vers une typologie des dispositifs hybrides de formation en enseignement supérieur. Distance et savoirs, 1(1). 69-96.
Céci, J-F, Heiser, L., Raynault, A. (2024, sous presse). De la « prudence numérique » au bien-être, à l’ère de l’anthropocène. Revue RITPU
Conseil supérieur de l’éducation (2020). Éduquer au numérique, Rapport sur l’état et les besoins de l’éducation 2018-2020, Québec, Le Conseil, 96 p. https://www.cse.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/2020/11/50-0534-RF-eduquer-au-numerique.pdf
Engeström, Y. (2001). Expansive Learning at Work: Toward an activity theoretical reconceptualization, Journal of Education and Work,14(1). 133-156. DOI: 10.1080/13639080020028747
Girard, M.-A. et Romero, M. (2018). L’intégration des TIC en classe n’est pas réservée aux « geeks » ! Repéré à https://ecolebranchee.com/lintegration-des-tic-en-classe-nest-pas-reservee-aux-geeks/
Gravelle, F. (2021). Gestion et leadership pédagonumérique. Rapport de l’accompagnement des gestionnaires dans le projet-pilot « prévention ». Rapport de recherche présenté au MÉES août 2021. Université du Québec à Montréal.
Guité, F. (2021). 1. Il est réducteur, en ce qu’il restreint le grand domaine de la pédagogie à certains outils. Par conséquent, il s’agit d’un sophisme qui détermine le moyen avant la fin. Repéré à https://twitter.com/FrancoisGuite/status/1367973393425907712
Guité, F. (2021a). 2. La pédagogie ne crée pas de silos en fonction des outils. Il n’y a jamais eu de livropédagogie ou de tableaupédagogie. Va-t-on enchaîner avec une quantumpédagogie ? et quoi encore ? Repéré à https://twitter.com/FrancoisGuite/status/1367973441521991683
Guité, F. (2021b). 3. Ontologiquement, le terme évoque la négation de l’être humain en tant qu’enseignant et glorifie la machine. Je suis tout pour l’intelligence artificielle, mais il vaut mieux ne pas confondre l’un et l’autre. Repéré à https://twitter.com/FrancoisGuite/status/1367973478226419717
Laferrière, T. (2019). Les effets de l’apprentissage collaboratif supporté par le numérique en milieu scolaire. Dans Baron, G-L. et Depover, D. (Dir) Les effets du numérique sur l’éducation. Regards sur une saga contemporaine. Presses universitaires du Septentrion. Belgique.
Michael et M. Vitali-Rosati (dir.), Pratiques de l’édition numérique (p. 63-75). Presses de l’Université de Montréal.
Office québécois de la langue française. (2007). Technopédagogie. Repéré à http://gdt.oqlf.gouv.qc.ca/ficheOqlf.aspx?Id_Fiche=8360644.
Peters, M., Ouellet St-Denis, J., Chevrier, J. et Leblanc, R. (2016). Carte conceptuelle et intégration des TIC chez les futurs enseignants : les concepts récurrents, Sticef, 23(1), 109-132.
Redecker, C. (2017). European Framework for the Digital Competence of Educators (Punie, Y, Dir.). Publications Office of the European Union, Luxembourg.
Vitali-Rosati, M. (2014). Pour une définition du « numérique ». Dans M. E. Sinatra,Michael et M. Vitali-Rosati (dir.), Pratiques de l’édition numérique (p. 63-75). Presses de l’Université de Montréal.