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L’IA en éducation : une valeur pédagogique ajoutée?

Notre collaborateur Sylvain Desautels a été, comme plusieurs, entraîné dans la vague de l’intelligence artificielle en éducation au cours des derniers mois. Dans ce texte, il prend un pas de recul pour se poser la question : est-ce que l’intelligence artificielle apporte à l’enseignement une véritable valeur ajoutée?

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Par Sylvain Desautels, B. Mus., M.A. | 25 mars 2024

Le printemps est en éducation la saison des congrès, des formations et des ateliers. Cette année, une saveur technopédagogique s’impose plus que les autres : l’intelligence artificielle générative (IAg). L’engouement pour ce thème, les nombreuses questions qu’on m’a posées et les appréhensions exprimées me ramènent environ 10 ans en arrière, quand on parlait d’intégrer de nouvelles technologies numériques en classe et que l’acronyme TIC était dans tous les programmes de colloques. 

J’ai beaucoup lu sur le sujet, participé à la communauté de pratique sur l’intelligence artificielle (IA) à l’Université de Montréal, donné des ateliers sur le sujet dans une dizaine d’écoles secondaires et de cégeps en plus d’accompagner des équipes de direction en Alberta et en Ontario francophone. Je m’inscris à tous les webinaires sur le sujet, surtout ceux qui ne concernent pas directement l’éducation. 

Je me questionne beaucoup, réfléchis énormément et échange avec des collègues dans le cadre d’un laboratoire sur l’IA animé par l’équipe d’Éductive, au collégial. C’est donc après quelques mois d’intense activité autour de ce sujet que je prends un pas de recul pour poser la plus grande des questions : est-ce que l’intelligence artificielle apporte à l’enseignement une véritable valeur ajoutée?

De l’effet wow! à la prise de conscience

Un directeur adjoint au secondaire me racontait une activité à laquelle il venait de participer : dans un atelier sur l’IAg, on demandait aux participants d’évoquer, de mémoire, la première requête (prompt) qu’ils avaient lancée à un robot conversationnel animé par l’IA générative de texte. 

Devant le florilège de demandes absurdes, saugrenues ou ingénues, force était de constater que nos premières interactions avec la machine étaient pour le moins… futiles. Puis, plusieurs ont appris à peaufiner les demandes et les consignes et aujourd’hui certains ne peuvent plus s’en passer pour se délester de tâches fastidieuses ou chronophages. Que font ces gens du temps gagné par cette toute nouvelle efficience? Travaillent-ils moins qu’avant?

Les enseignants qui s’intéressent à l’IAg sont bombardés d’offres. La première réaction devant la démonstration de force de ces outils s’apparente souvent à celles que l’on a devant un formidable spectacle de prestidigitation : on éclate de rire, de ce rire abasourdi et mystifié. Puis, on comprend peu à peu le truc derrière la fanfaronnade. Et là, les professionnels de l’enseignement commencent, un à un, à porter un nouveau regard sur le spectacle, plus critique. 

J’ai vécu cette séquence quelques fois depuis l’automne dernier. Après une démonstration bluffante de l’IAg à un public néophyte, j’ai expliqué le fonctionnement de la prédiction statistique des jetons contextualisés1. C’est alors que la magie fait place aux réalités mathématiques : si nos tendances à l’anthropomorphisme nous faisaient croire à une discussion d’égal à égal avec un robot, nous comprenons, tout à coup, que l’IA est vraiment artificielle, mais absolument pas intelligente. 

La découverte des biais qui ont nourri le corpus de connaissances de la machine nous appelle à la plus grande des prudences et nous pouvons du coup mesurer que le monde est probablement en train de se séparer en deux parties, inégales, entre ceux qui savent utiliser l’IA et les autres. À ce moment-là, la salle rit toujours, mais de plus en plus jaune. 

L’impact environnemental de l’IA

Les recherches sont peu nombreuses au sujet de l’impact environnemental de l’IA en général. Le secret est bien gardé par les entreprises, concurrence oblige, mais il n’y a pas que le secret industriel à préserver : l’opinion publique serait catastrophée d’apprendre la dépense (le gaspillage?) de ressources, d’énergie, d’argent et d’eau potable dont il est ici question. Matthieu Dugal disait en conférence2 que la compagnie créatrice de ChatGPT était bien mal nommée. C’est, selon lui, « Opaque AI » qui lui conviendrait mieux que « Open AI », car il n’y a rien « d’ouvert » dans cette aventure.

En creusant un peu, on trouve tout de même quelques articles scientifiques en préparation, qui en sont à l’étape de la prépublication, avant une révision par les pairs. Ainsi, la chercheuse de l’Université Southern California et spécialiste de l’IA Kate Crawford sonne l’alarme dans Nature avec un article dans lequel elle parle de la montée en flèche des impacts environnementaux de l’intelligence artificielle générative, et le fait  qu’ils sont pour la plupart… secrets. 

On apprend pourtant qu’un grand centre de données employé par Open AI pour entrainer la 4e version de ChatGPT a consommé environ 6  % de l’eau potable de la ville de West Des Moines en Iowa (Crawford, 2024). C’est parce que les résidents ont intenté des procédures judiciaires que nous sommes au courant de ces chiffres. Les centrales électriques thermiques et les centres de données doivent être refroidis, et ça prend de l’eau, beaucoup d’eau. Tellement que l’on croit qu’en 2027, on dépensera l’équivalent de la moitié des besoins du Royaume-Uni en eau potable pour les besoins de l’IA dans le monde. 

En 2022, Microsoft, Meta et Google auraient utilisé 2,2 milliards de mètres cubes d’eau pour entrainer leurs intelligences artificielles respectives (Li et al., 2023). Pour illustrer l’importance de cette quantité d’eau, disons que c’est deux fois ce qu’utilise le Danemark en eau potable pour tous ses besoins municipaux, industriels et agricoles. Nous savions que l’IA génère une quantité importante de CO2, mais nous commençons maintenant à comprendre que cette technologie utilise aussi beaucoup d’eau, dans des régions où la ressource n’est pas si abondante. 

Pour nous qui avons grandi dans la vallée du Saint-Laurent-qui-ne-se-tarit-jamais et où l’énergie est en fait de la propre hydro-électricité, il est difficile d’imaginer un centre de données dans un état sec et chaud, alimenté par une centrale thermique.

Pour sa part, le BigScience Large Open-science Open-access Multilingual Language Model (BLOOM), qui se veut responsable et transparent, aurait émis 50,5 tonnes de CO2 au total (Luccioni et al., 2022). Le plus étonnant, c’est sa consommation d’énergie lorsqu’il ne reçoit aucune requête : même « au repos », il consomme 0,28 kWh, soit l’équivalent de votre séchoir à cheveux pendant 10 min!

Dans le monde de l’IAg, c’est la génération d’images qui a la plus importante empreinte environnementale, et de loin. La génération d’une seule image consomme autant d’énergie que la recharge d’un téléphone intelligent (alors qu’un millier de générations de textes n’en consomme pas le cinquième) (Heikkila, 2023). Disons que l’on demande à nos élèves, dans le cadre d’un projet en classe, de générer ne serait-ce que deux images grâce à l’IA : qu’est-ce qui justifie, pédagogiquement, l’usage d’autant de ressources?

Quels risques pour l’agentivité?

Il est difficile, pour l’instant, de mesurer les effets à long terme de l’utilisation de l’IAg en éducation, mais on peut prévoir des enjeux d’agentivité. 

Dans une approche par compétences, notre système éducatif, comme plusieurs autres dans le monde, souhaite que les apprenants deviennent de véritables acteurs du processus éducatifs, qu’ils soient aptes à résoudre des problèmes, qu’ils soient compétents en réflexion critique et capables d’autorégulation. Cependant, en utilisant continuellement l’IAg, est-ce que les élèves auront confiance en leurs propres moyens pour créer à partir de la page blanche ou aborder des tâches complexes? 

Une enseignante en arts plastiques me confiait récemment l’anxiété de certains élèves à « créer une image » sans avoir préalablement râtelé des pages et des pages de Google Images en quête d’idées, d’inspiration. On ne parle pas dans ce cas d’IAg, mais on peut extrapoler sur les conséquences dans le domaine de l’autodétermination. 

Dans « IA pour les enseignants : un manuel ouvert », Waynes Holmes mentionne dans son chapitre sur l’agentivité quelques risques de pensée convergente induite par une utilisation à outrance de l’IAg : élèves dépendants de la machine, opportunité perdue de réflexion critique, manque d’introspection et bien peu de métacognition (Holmes, 2024, p. 158).

En sommes, nous craignons que les élèves asservis aux contenus générés par l’IAg aient peu de liberté de découvrir de nouveaux champs d’intérêt. Déjà, des algorithmes de plateformes de diffusions de contenus vidéos proposent aux téléspectateurs des films et des séries qui conviennent à leur goût, occultant ce qui n’y ressemble pas, limitant l’ouverture d’esprit et l’inconfort de la découverte. À quel point des élèves intégrant l’IAg dans leurs apprentissages verront-ils en fait leur autonomie limitée?

Mission : éduquer à l’IA!

Bien que l’éducation ne soit qu’un marché marginal, voire minuscule, pour les géants de l’industrie de l’IA, l’École est directement concernée par ce qui se passe dans la société. Nous assistons peut-être à une fracture du monde, entre ceux qui maitrisent les rouages de l’utilisation de l’IA générative et les autres, qui n’y ont pas accès, ne s’y intéressent pas ou ne comprennent pas. 

Le phénomène n’est pas nouveau (consultez les statistiques affolantes au sujet du niveau de littératie numérique dans la population), mais nous sommes à un tournant majeur, ce moment où l’École a perdu le monopole sur l’enseignement (après avoir perdu le monopole des connaissances à l’arrivée d’Internet grand public). 

Quoi qu’il en soit, la mission d’éduquer nos élèves aux enjeux éthiques, d’intégrité académique et de transparence est d’une importance capitale. Il est de notre responsabilité, à tous les niveaux d’enseignement, de construire une réflexion critique par rapport à la place que nous voulons faire à l’IA dans nos vies. Il faut commencer par en comprendre les bases et discuter ouvertement et franchement avec nos élèves. 

Ils seront bientôt (s’ils ne le sont pas déjà) les clients convoités par les géants de l’industrie. Nos élèves doivent être en mesure de penser par eux-mêmes, juger de la pertinence de l’outil dans un contexte donné et prendre des décisions éclairées. Au niveau méthodologique, enseignons à nos élèves à citer leurs sources artificielles, lorsque utilisées selon les balises. Martine Peters, de l’UQO, propose des icônes pour identifier les types de productions, avec des repères clairs qui ressemblent aux licences Creative Commons, reconnaissables en un seul coup d’œil (Peters, 2023).

Pour nos élèves les plus jeunes, les entreprises propriétaires des robots conversationnels indiquent clairement que leurs produits ne sont pas destinés aux enfants. Cependant, dans le cadre d’un enseignement explicite d’une grille d’évaluation critériée des compétences à écrire un texte, par exemple, j’imagine très bien soumettre un texte composé par l’IAg à l’évaluation de ma classe avec l’objectif d’y trouver des indices de qualité et des éléments à améliorer pour l’amener à un niveau de qualité supérieure. 

En tant qu’expert(e), l’enseignant(e) devrait pouvoir nommer les lacunes ou faiblesses de l’IAg à ses élèves et rendre audible sa réflexion permettant de juger de la qualité d’une réponse. Dans ce nouveau monde, le modelage a encore toute sa place.

Chercher la véritable valeur ajoutée

Après avoir pesé le pour et le contre, après avoir pris connaissance de l’impact environnemental, après avoir réfléchi aux possibles impacts à long terme en même temps qu’à notre responsabilité d’amener nos élèves aux plus hauts niveaux de littératie numérique, quelle est la posture la plus juste à adopter face à l’IAg? 

Si cette coûteuse et puissante machine est utilisée pour décorer, créer de l’artifice et de l’esbroufe, en quoi nos élèves développent-ils des compétences fondamentales? Dans notre enseignement, de nombreux outils utilisant l’IAg sont offerts. Est-on outillé pour juger de la qualité d’un service sur mesure, qui n’a peut-être été créé que pour servir les besoins (financiers?) de son créateur?

Comme il y a 10 ans, la même question devrait nous préoccuper : quelle valeur ajoutée m’est proposée par l’IAg pour atteindre mon intention pédagogique et favoriser la réussite de mes élèves? 

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Références

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  1. Pour voir le découpage d’un texte en jetons, cherchez tokenizer dans votre moteur de recherche et entrez un texte dans la langue de votre choix. ↩︎
  2. Activité de clôture du congrès 2023 de l’AQPC, Rivière-du-Loup. ↩︎

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