Par Luc Bonneville, Université d’Ottawa/University of Ottawa, et Diane Riddell, Université d’Ottawa/University of Ottawa
L’inquiétude des enseignants, parents et gestionnaires d’établissements scolaires concernant l’usage du téléphone intelligent par les étudiants à l’école font les manchettes ces derniers temps. Et pour cause : l’usage de toute technologie en salle de classe (même celles utilisées pour supporter l’apprentissage) pose des défis.
Les données rapportées par le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), par exemple, montrent que de nombreux élèves se disent distraits par l’usage que font d’autres élèves de leur téléphone intelligent, et que cela peut affecter leurs performances.
Interdiction en bloc
Mais que faire, collectivement, sachant que 97,9 % des jeunes de 15 à 24 ans possèdent un téléphone intelligent ?
Une solution a consisté à interdire son usage dans les écoles. C’est la piste qu’a choisie de privilégier le gouvernement de l’Ontario, qui en a interdit l’usage à l’école à partir de l’automne 2024.
Au Québec, une interdiction similaire est en vigueur depuis le 1er janvier dernier. Les gouvernements veulent manifestement s’attaquer à la « distraction » à l’école, répondant ainsi aux préoccupations collectives au sujet du téléphone intelligent, qu’on accuse de tous les maux.
Un usage catastrophique ?
Respectivement professeur en communication et santé et doctorante en communication à l’Université d’Ottawa, nous nous intéressons à l’usage que nos étudiants font du téléphone intelligent et à l’articulation entre cet usage et l’environnement social dans lequel nous vivons désormais.
Nous avons à cet égard mené une vaste enquête par questionnaires (632 répondants) auprès d’universitaires afin de documenter et de systématiser cet usage, notamment en salle de classe. Nous sommes parvenus à un constat rarement discuté dans les reportages portant sur la question.
L’analyse de nos données tend non seulement à montrer que les étudiants font un usage raisonnable de leur appareil en classe, mais qu’ils font également preuve d’esprit critique et qu’ils ont conscience des problèmes que peut causer ce dernier.
Nous avons publié une synthèse de nos résultats.
Un problème multifactoriel
Il ne s’agit pas pour autant, loin de là, de banaliser l’usage du téléphone intelligent en salle de classe, d’autant plus que le problème se pose autrement pour les élèves du primaire et du secondaire.
Cependant, dans un premier temps, il nous apparaît essentiel d’envisager que le téléphone intelligent n’est pas responsable, à lui seul, du manque d’attention dont on dit se préoccuper chez les jeunes.
L’environnement dans lequel les élèves et étudiants apprennent est marqué par la forte présence de multiples attracteurs cognitifs. Les salles de classe, de la petite école à l’université, ont été investies, et continuent de l’être, par toutes sortes de dispositifs techniques qui se superposent les uns aux autres et qui ont tous le potentiel d’accroître les distractions.
Les promoteurs de nouvelles technologies ont tôt fait d’investir le secteur de l’éducation, en contribuant à « informatiser » de plus en plus les salles de classe. Nombreux sont d’ailleurs les travaux, notamment en sciences de l’éducation, qui se penchent sur l’analyse et l’évaluation de ces technologies.
L’informatisation de nos salles de classe a pour effet de transformer progressivement le rapport que les élèves et étudiants ont avec leurs professeurs, leurs camarades et la salle de classe elle-même. Ils sont désormais nombreux à apprendre, non seulement avec leurs oreilles, mais aussi et surtout avec leurs yeux : les supports numériques à l’apprentissage se sont multipliés.
Le téléphone intelligent s’ajoute ainsi à un éventail de « supports » à l’apprentissage déjà présent dans nos écoles. Il importe à cet égard de remarquer que, téléphone ou non, la quantité d’informations qui peuple le quotidien des élèves et des étudiants lorsqu’ils sont en salle de classe est considérable.
Il s’agit d’ailleurs d’un phénomène bien analysé par ceux qui s’intéressent à l’infobésité, laquelle désigne la surabondance d’informations à l’ère du numérique.
Mutation du statut d’étudiant
Tout ceci survient dans un contexte où les jeunes ne sont désormais plus « élèves ou étudiants » à temps complet. Cours, activités parascolaires, emploi et vie sociale doivent en effet être conjugués.
Le téléphone intelligent leur permet justement d’acquérir un certain contrôle sur leur emploi du temps chargé, de le modeler en fonction de leurs préoccupations quotidiennes. La tentation est donc grande de l’utiliser dans différents contextes, dont la salle de classe.
On comprend de fait que son utilisation doit être encadrée. Dans la mesure toutefois où le téléphone intelligent est désormais un outil privilégié de socialisation et de mise en commun chez les jeunes, son interdiction devrait faire l’objet d’un débat éclairé et nuancé. La volonté de faire de nos écoles des espaces-temps complètement opaques à tout autre temps social n’est peut-être pas réaliste ni souhaitable.
Comme l’indique Anne Cordier, professeure en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Lorraine, à propos des réseaux sociaux, c’est « à travers ces derniers que les enfants se projettent dans un espace social, apprennent à vivre ensemble, expérimentent des formes d’identité ».
D’où l’importance de sensibiliser et d’éduquer les jeunes face à l’usage quotidien du téléphone intelligent. Il s’agit d’ailleurs d’une position mise de l’avant par un certain nombre d’intervenants.
Une approche éclairée et nuancée
En résumé, quel type de débat devons-nous avoir au sujet de l’usage du téléphone intelligent à l’école ? Interdire sans fournir d’explications ne règle rien. Même les rapports qui discutent de la possibilité d’interdire le téléphone intelligent font preuve d’une réflexion plus globale sur le sujet.
« Des politiques telles que l’interdiction des téléphones intelligents peuvent contribuer à réduire les distractions, mais une application efficace et d’autres stratégies sont nécessaires pour créer des environnements d’apprentissage ciblés. »
Le rapport note que la question nécessite des politiques claires et transparentes, des décisions basées sur des preuves solides, qui impliquent tous ceux intéressés par la question, et que les élèves doivent apprendre les risques et bénéfices liés à la technologie afin de développer un esprit critique vis-à-vis celle-ci.
« Protéger les étudiants des technologies nouvelles peut les désavantager. Il est important d’examiner ces questions dans une perspective d’avenir et d’être prêt à s’ajuster et à s’adapter à l’évolution du monde. »
Plutôt que de promouvoir l’interdiction unilatérale des téléphones intelligents en classe, en ne tenant que rarement compte des jeunes dont on dit vouloir le bien-être, ne vaudrait-il pas mieux sortir du débat simpliste « pour ou contre », et mieux réfléchir à la manière d’éduquer nos jeunes quant à l’usage du téléphone intelligent (et des écrans en général) ?
Par Luc Bonneville, professeur titulaire en communication et santé, Université d’Ottawa/University of Ottawa et Diane Riddell, PhD Candidate and Lecturer in Communication, Université d’Ottawa/University of Ottawa
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.