Par Caroline Rouen-Mallet, Université de Rouen Normandie; Pascale Ezan, Université Le Havre Normandie et Stéphane Mallet, Université de Rouen Normandie
L’affaire des « Facebook files » confirme ce que de nombreux chercheurs évoquent depuis longtemps : les réseaux sociaux peuvent avoir des effets délétères sur le bien-être des jeunes qui les utilisent sans modération. En comparant leur vie avec celle, fantasmée, de leurs contacts, certains seraient entraînés dans la spirale des troubles alimentaires, dépressions et même pulsions suicidaires.
Selon une étude récente menée par l’agence Heaven, 37 % des enfants âgés de 11 à 12 ans évoquent le fait que les plates-formes peuvent avoir un impact négatif sur leur vie. Seulement 7 % y voient des aspects positifs. Pour autant, ils ne peuvent s’empêcher d’y retourner encore et toujours.
Alors que l’âge de 13 ans constitue le seuil au-dessous duquel la loi française interdit aux jeunes d’avoir un compte sur les réseaux sociaux, l’étude citée plus haut révèle que, dès 11 ans, un enfant sur deux y est déjà présent. La proportion grimpe à 70 % à 12 ans, et 80 % à 13 ans. Pour accéder à Internet, ces enfants utilisent principalement le smartphone que leur offrent des parents soucieux de garder le contact avec eux et les surveiller grâce à la fonction de géolocalisation.
Un territoire virtuel dangereux
Une fois le smartphone acquis, l’enfant se retrouve donc seul, sur un territoire inconnu et infini, potentiellement dangereux alors qu’il ne dispose pas encore des capacités cognitives pour prendre suffisamment de recul face à ce qu’il y trouve. La navigation sur la toile peut amener à être exposé à des contenus inappropriés (pornographie, violence). Peut aussi s’installer insidieusement ce qu’on appelle la nomophobie (peur de perdre ou de ne pas pouvoir utiliser son mobile).
Parmi les risques évoqués dans les « Facebook files », on retrouve le problème de l’estime de soi des jeunes femmes. Les analyses des chercheurs en consommation au sein du consortium ALIMNUM que nous venons de créer montrent que les pressions des normes sociales et esthétiques qui circulent sur le Net pèsent plus fortement sur les jeunes filles. Celles-ci vont développer une réelle obsession pour leur apparence.
Selon une étude récente, 37 % des filles de onze ans déclarent faire ou avoir besoin de faire un régime alors que moins de 10 % d’entre elles présentent un excès de poids. Dès lors, elles vont par exemple utiliser les filtres proposés sur Snapchat pour améliorer leur apparence, qu’elles jugent avec sévérité en comparaison des influenceuses.
Une majorité d’enfants explore donc l’espace numérique sans protection et doit se débrouiller seule pour mettre en place des mécanismes de défense plus ou moins efficaces :
- bloquer un internaute qui les dérange ;
- fermer une application ou une page web s’ils ressentent du danger ;
- ou encore, modifier les paramètres de confidentialité pour les plus aguerris.
Ce sentiment d’insécurité pourrait sans doute être atténué par une présence adulte ou le souvenir d’une discussion à ce sujet. Selon l’étude Heaven, seuls 57 % des parents déclarent réguler le temps d’écran, un chiffre en augmentation de 8 points entre 2014 et 2020, mais qui n’indique pas une surveillance des contenus visionnés.
Or, au-delà de la fréquence, c’est la pratique qui doit aussi questionner. De nombreuses recherches en socialisation du consommateur soulignent le rôle central des parents dans l’éducation à la consommation : la famille est un lieu d’apprentissage pour l’enfant qui y vit ses premières expériences dans de nombreux domaines et la consommation numérique ne doit pas échapper à la règle.
Une éducation numérique à généraliser
La question de la médiation parentale est donc soulevée comme elle l’a été au moment de la démocratisation de la télévision dont la consommation dans le salon familial n’était pourtant pas comparable à celle des médias sociaux, individuelle et incontrôlable. Les pratiques numériques bousculent le sentiment d’expertise des adultes et les invitent à des postures nouvelles qui passent nécessairement par un investissement pour mieux appréhender cet environnement numérique.
Au-delà de l’activation simple d’options technologiques (logiciels de contrôle parental, stockage automatique des activités en ligne de l’enfant), il semble intéressant de réfléchir au déploiement d’une forme d’éducation à la consommation numérique qui pourrait s’inspirer du concept de socialisation à la consommation, tel que défini par Ward (1974) comme « le processus par lequel les enfants acquièrent des compétences, des connaissances et des attitudes en rapport avec leur fonction effective de consommateur sur la place de marché ».
Plusieurs agents de socialisation tels que les pairs, l’école, les médias, interviennent dans ce processus mais il revient aux parents de transmettre les aspects basiques et rationnels de la consommation et notamment :
- les connaissances liées à la dimension économique de l’échange (valeur de l’argent, notion de budget) ;
- les connaissances liées aux critères qui sous-tendent les décisions d’achat ;
- les connaissances des mécanismes en lien avec la consommation (concept de marque, publicité, développement durable, matérialisme, etc.).
Les recherches sur ce thème montrent que le parent est amené à endosser plusieurs rôles, tout à fait transposables à l’apprentissage de la consommation numérique :
- le rôle d’éducateur qui donne des explications concrètes sur la marche à suivre ;
- le rôle de médiateur qui permet d’aider l’enfant à mieux traiter les informations qu’il reçoit de l’extérieur (médias, pairs, école, etc.) ;
- le rôle de « force compensatoire » lorsque le parent refuse d’accéder à certaines demandes en motivant son refus et en activant ainsi le processus d’acquisition de savoir-faire ;
- et, enfin, le rôle de stimulateur de la consommation, lorsque le parent accorde de plus en plus d’autonomie à l’enfant ou le fait participer à ses propres pratiques de consommation.
Ainsi, même si ce processus est parfois inversé avec des enfants qui initient leurs parents à l’usage des outils numériques avec lesquels ils sont très à l’aise techniquement, l’éducation à la consommation numérique relève de la responsabilité parentale et invite ces derniers à réfléchir à leurs propres pratiques et au modèle qu’ils présentent. Car au-delà de la communication parents/enfants, l’apprentissage numérique des enfants se fait aussi par le biais d’observations des pratiques parentales.
Vers une consommation émancipatrice
Cette éducation à la consommation numérique sera d’autant plus efficace qu’elle sera réalisée à un âge précoce, car les conseils seront mieux acceptés qu’à l’adolescence. C’est dans cet esprit que plusieurs associations, comme Génération numérique, interviennent dans les établissements scolaires et non scolaires autour des enjeux et risques du numérique afin de favoriser une utilisation émancipatrice chez les publics jeunes.
Des journées de sensibilisation sont ainsi organisées afin de former les élèves à l’usage des outils numériques, développer leur esprit critique, et leur donner les codes nécessaires pour maîtriser les nouveaux modes de communication de manière responsable.
Par ailleurs, le dernier rapport du Haut Conseil de la santé publique souligne que « les déterminants principaux des effets délétères des écrans sont le contexte socio- économique, le niveau d’éducation des familles, et plus encore le niveau de compétence numérique des parents ». D’où la réflexion menée actuellement sur la perspective d’interdire les réseaux sociaux aux enfants de moins de 16 ans, présentée comme une mesure de justice sociale.
En communiquant avec son enfant, en l’invitant à réfléchir aux émotions qu’il ressent, l’adulte l’aidera à surmonter le phénomène FOMO (fear of missing out) et à s’apaiser. Il ne s’agit pas nécessairement d’interdire la navigation mais bien de mettre en place des garde-fous, à une échelle micro (parents) et macro (pouvoirs publics), pour protéger les enfants en se préoccupant tout simplement de ce qu’ils font dans l’espace numérique.
Si les bénéfices d’une navigation sur Internet peuvent être réels, les dangers le sont tout autant. Les travaux portant sur la socialisation du jeune consommateur apportent de nouveaux éclairages sur ces questions particulièrement préoccupantes pour la santé et le bien-être des enfants.
Par Caroline Rouen-Mallet, enseignant-chercheur en marketing, Université de Rouen Normandie; Pascale Ezan, professeur des universités – comportements de consommation – alimentation – réseaux sociaux, Université Le Havre Normandie et Stéphane Mallet, enseignant-chercheur en marketing, Université de Rouen Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.