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Il faut repenser la place de la compétence numérique dans le système éducatif québécois

Trois professeurs et un candidat au doctorat de l'Université du Québec à Chicoutimi signent cet article dans lequel ils dénoncent « les très grands écarts de compétences numériques des étudiants qui entrent à l’université et la montée du numérique ». Ils proposent que la situation soit corrigée ou améliorée en révisant la place de la compétence numérique au sein du programme de formation québécois.

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Patrick Giroux, professeur
Université du Québec à Chicoutimi,
pgiroux@uqac.ca

Étienne Hébert, professeur
Université du Québec à Chicoutimi,
ehebert@uqac.ca

Gabriel Dumouchel, professeur
Université du Québec à Chicoutimi,
gdumouch@uqac.ca

Koffi Agbeko Agbotro, candidat au doctorat
Université du Québec à Chicoutimi,
kaagbotro@etu.uqac.ca

Nous constatons la convergence de deux problématiques : les très grands écarts de compétences numériques des étudiants qui entrent à l’université et la montée du numérique, ici représenté par les intelligences artificielles. Cette convergence rend la situation de moins en moins tenable dans les universités en imposant une pression de plus en plus importante sur l es professeurs, les chargés de cours et les professionnels qui les accompagnent. Nous proposons que cette situation puisse être potentiellement corrigée ou améliorée en révisant la place de la compétence numérique au sein du programme de formation québécois.

L’université fait face à un enjeu d’inégalités des chances lié à l’hétérogénéité de ses étudiants. Le constat est sans équivoque. À l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), les étudiants qui commencent des études de premier cycle sont très hétérogènes en termes de parcours et de connaissances/compétences scolaires, de culture, de conception de l’apprentissage et aussi des attentes vis-à-vis de l’établissement. Ce n’est pas un problème en soi, cela peut même être une force. On remarque cependant que les différences entre les étudiants sont parfois extrêmes et que certains arrivent à l’UQAC avec d’importantes lacunes à combler.

Des entrevues menées auprès de professeurs intervenant durant la première année de formation de différents programmes de premier cycle de notre université montrent que ce serait particulièrement vrai sur le plan des compétences technologiques.

Considérant l’importante présence du numérique dans les processus d’enseignement et d’apprentissage, ces lacunes ajoutent à la difficulté de suivre et de donner des cours universitaires. Cette situation n’est cependant pas caractéristique de notre établissement. Le comité scientifique de la Grande initiative réseau en Réussite (2020) souligne, par exemple, que « tous les étudiantes et les étudiants ne disposent pas des mêmes opportunités et habiletés techniques » (p. 25).

Cette fracture numérique touche l’ensemble des apprenants du Québec, comme en témoigne le rapport de Yagoubi (2020) qui fait état de clivages socionumériques notables chez les jeunes Québécois (13-29 ans) pour qui l’école ne donne pas suffisamment de cours pratiques sur le numérique.

De ce fait, bon nombre d’entre eux se disent autodidactes et apprennent même davantage par l’entremise de l’Internet. Certes, le manque de compétences techniques liées à l’usage des technologies de l’information et de la communication (TIC) chez les adolescents et les jeunes adultes n’est pas nouveau (voir notamment Dauphin, 2012).

Cependant, pour ajouter à l’importance et à la complexité de cet enjeu,il apparaît que les étudiants internationaux qui fréquentent les universités québécoises ⎼ et ils sont de plus en plus nombreux au sein de l’UQAC ⎼ semblent plus souvent confrontés à des inégalités touchant l’accès aux outils numériques et les compétences pour en faire usage (Firme, 2021).

Au même moment, l’accélération du développement technologique et l’investissement récent des processus d’enseignement et d’apprentissage par les intelligences artificielles (IA) de manière plus ou moins contrôlée et réfléchie ajoutent à la pression pour s’adapter rapidement en apportant de nouveaux sujets de préoccupation tels que l’intégrité intellectuelle et le plagiat (voir notamment Anders, 2023; Frye, 2022; King et ChatGPT1, 2023; Roy et Lepage, 2023).

Les outils exploitant une IA générative sont dorénavant capables de produire des textes sur un sujet précis en respectant les consignes données par un enseignant ou par un étudiant, de faire la synthèse d’articles scientifiques ou professionnels, de produire des images originales ou des animations vidéo hyperréalistes, de commenter les faiblesses d’une théorie ou de composer un poème à la manière de Baudelaire sans qu’il soit possible pour l’enseignant de déterminer hors de tout doute si le travail a été produit par un étudiant ou non. Et les IA peuvent faire bien plus! Mais ce ne sont pas les seules difficultés posées par le développement récent de l’IA.

Le Pôle montréalais d’enseignement supérieur en intelligence artificielle (2023) met clairement de l’avant que l’on fait face à une situation inédite qui soulève de très importants défis. Dès 2020, le Conseil supérieur de l’éducation du Québec (2020b) agissait en publiant un rapport définissant l’IA, présentant plusieurs exemples d’usages porteurs et anticipant les enjeux sociaux et éthiques ainsi que les défis que pose le développement de l’IA en éducation.

Plus récemment, l’UNESCO (2023) a publié un guide dans lequel les auteurs décrivent plusieurs problématiques potentielles associées à l’arrivée des IA génératives tout en expliquant leurs implications pour l’éducation. Les défis sont trop nombreux pour tous être présentés ici, mais notons à titre d’exemple le fait que les coûts associés au développement de l’IA générative sont tellement importants qu’ils ne peuvent actuellement être assumés que par un tout petit nombre d’entreprises et de pays dans le monde. Cela pourrait contribuer à l’élargissement de la fracture numérique entre les États, consolidant le quasi-monopole de certaines grandes entreprises privées et plaçant de très nombreuses populations, notamment les étudiants, en situation de dépendance.

Un autre élément qui préoccupe plusieurs auteurs est le fait que l’IA se développe plus vite que les lois et les politiques, de sorte qu’il n’existe ainsi aucun moyen de certifier ou de contrôler le développement et les usages de ces outils. Développée sans véritables garde-fous solides, l’IA a aussi un potentiel grandissant de soutenir la création d’hypertrucages malveillants ⎼ mieux connus en anglais sous le nom de deepfakes⎼ presque impossibles à distinguer de la réalité et pouvant servir à manipuler, influencer ou désinformer des groupes ou des populations (Naffi et al., 2021).

Nos données personnelles peuvent aussi être exploitées par l’IA pour cibler les publicités d’une manière qui se rapproche réellement de la manipulation psychologique. Et ce ne sont là que quelques problèmes soulevés par quelques auteurs.

Actuellement, du point de vue de l’Université, les deux problématiques mentionnées convergent. L’IA a définitivement un potentiel pédagogique important, mais elle représente aussi de grands défis qui ne peuvent être relevés sans une éducation riche et des compétences avancées. Malheureusement, tous les étudiants ne sont pas outillés de la même façon pour exploiter ces outils émergents qui ne sont que des catalyseurs efficaces dans le processus pédagogique. Sans une intervention coordonnée, certains pourront en profiter alors que d’autres ne seront pas en mesure d’en tirer des bénéfices.

Ainsi, ces deux problématiques convergent et augmentent considérablement la pression sur les étudiants et les intervenants qui les soutiennent directement. Au final, la disparité au niveau de la compétence numérique et les nouveaux défis lancés par l’arrivée impromptue des IA placent certains étudiants en position de désavantage et compromettent leurs chances de réussir.

Dans l’état actuel des choses, il nous apparaît que la réponse la plus adaptée dépasse les capacités d’intervention de l’université québécoise et qu’une réflexion et une intervention plus globales sont nécessaires. La logique menant à ce constat est simple :

Les étudiants québécois représentent la plus grande proportion des étudiants à accéder à l’université québécoise. Tous devraient, théoriquement, avoir une base commune au regard de la compétence numérique.

Le programme de formation de l’école québécoise inclut les TIC comme une compétence transversale à développer de l’entrée au préscolaire jusqu’à la fin du secondaire depuis le tournant des années 2000 (Ministère de l’Éducation du Québec, 2006). Plus récemment, le Québec s’est d’ailleurs doté d’un cadre de référence de la compétence numérique (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2019). Le Québec s’est aussi doté d’une structure de conseillance pédagogique spécialisée dans l’intégration pédagogique du numérique nommé RÉCIT. Le réseau collégial québécois s’est pour sa part doté d’un « cadre de référence sur lequel s’appuie le personnel pédagogique des collèges pour soutenir la maîtrise d’habiletés informationnelles, méthodologiques, cognitives et technologiques de la population étudiante » nommé Profil TIC et d’une « communauté de pratique qui regroupe, anime et appuie les conseillères et conseillers pédagogiques responsables de l’intégration pédagogique des technologies dans les cégeps et collèges publics et privés du Québec ».

En apparence très présente dans le curriculum québécois, la compétence numérique et ses dimensions ne sont clairement associées à aucun cours et n’ont pas à être évaluées formellement. Conséquemment, elles sont perçues comme étant sous la responsabilité véritable d’aucun enseignant. C’est donc une compétence que l’on peut mettre de côté dès que l’on manque de temps afin de travailler sur d’autres savoirs et compétences qui, eux, doivent être évalués formellement.

Comme l’a fait remarquer le Conseil supérieur de l’éducation du Québec en 2020 (2020a), considérer les compétences numériques comme étant transversales sans véritables responsables de son enseignement et sans évaluations formelles ne peut mener qu’à un développement à géométrie variable et à la persistance d’iniquités chez les étudiants et les enseignants. Quelques années plus tôt, Karsenti et Collin (2016) proposaient qu’il était peut-être temps de rendre obligatoire l’enseignement de la littératie numérique au Québec. Plus récemment, Tremblay et Poellhuber (2022) suggèrent que la présence de cours spécifiques dans les curriculums est devenue nécessaire.

Jugé suffisant en 2000, le statut « transversal » de la compétence numérique a donc déjà été remis en cause. À la lumière des écarts importants de compétences observés à l’université, il semble être devenu la cause d’enjeux auxquels l’université québécoise est confrontée. Il ne faut surtout pas penser que ce problème ne touche pas les étudiants internationaux admis dans les universités québécoises puisque ces derniers sont admis sur la base d’acquis similaires à ceux prescrits dans les profils de sortie québécois.

Or, puisque la compétence numérique fait l’objet de formations majoritairement volontaires ou facultatives (Tremblay et Poellhuber, 2022) et d’aucune évaluation formelle, elle occupe souvent une place de moindre importance – lorsqu’elle est présente- dans les profils de sortie des apprenants.

La solution nous apparaît clairement. Continuer de soutenir cette hétérogénéité à l’université entraînerait un investissement permanent de ressources et est difficilement tenable. Nous soutenons qu’il est temps d’aller à la source du problème et de déployer des changements à l’échelle du système éducatif québécois.

Considérant l’importance d’être compétent avec le numérique (Tremblay et Poellhuber, 2022), la solution la plus durable nous semble être de mieux former les étudiants québécois dès leur entrée à l’école et progressivement par la suite jusqu’à la fin de leur parcours d’apprenant dans les établissement d’enseignement. Surtout, la formation offerte doit devenir obligatoire et être évaluée formellement.

Plus encore, il convient aujourd’hui de mettre en place une progression claire des apprentissages à faire et des niveaux de maîtrise à avoir pour chaque dimension de la compétence numérique tout au long du cheminement des étudiants. Cela a déjà été demandé par des enseignants du secondaire (Giroux et al ., 2020).

Par défaut, cela permettra d’inclure le numérique dans les profils de sortie qui sont utilisés pour vérifier les équivalences de formation lorsque des étudiants étrangers souhaitent venir étudier au Québec. Ils devront donc avoir certaines compétences minimales avant de s’inscrire ou accepter des conditions de formations préalables à leur admission définitive.

Parallèlement, une solution préventive alternative susceptible d’améliorer la situation à court terme consisterait à diriger systématiquement ces étudiants ⎼ dès leur démarche d’admission⎼ vers des formations en ligne centrées sur le développement de la compétence numérique telle que « La compétence numérique : l’affaire de toutes et de tous! » de l’Université de Montréal.

Bien que pareilles formations offrent des attestations ne conférant pas de crédits universitaires, celles-ci pourraient devenir obligatoires afin d’accélérer l’intégration des étudiants étrangers en contexte universitaire québécois. Les établissements pourraient alors mieux investir leurs ressources auprès de ces étudiants et leurs collègues québécois dont certains auraient aussi avantage à suivre de telles autoformations avant d’entamer leurs études supérieures.

Par ailleurs, inclure le numérique dans les profils de sortie pourrait aussi contribuer à diminuer l’hétérogénéité et à améliorer le niveau de compétences parmi les apprenants à l’université comme à toutes les autres étapes du cheminement des étudiants (primaire, secondaire, collégial, formation professionnelle). Ainsi, le travail des enseignants et des accompagnateurs d’enseignants, du préscolaire à l’université, serait grandement facilité parce qu’ils pourraient se fier à une progression échelonnée et suivie des apprentissages liés au numérique.

De plus, cela leur permettrait de planifier plus facilement et efficacement l’intégration désormais nécessaire du numérique dans leur pédagogie. Il nous apparaît donc souhaitable à très court terme de formaliser l’enseignement lié à la compétence numérique et son évaluation dans les curriculums québécois afin de maintenir la qualité de la formation offerte au Québec et d’assurer que les étudiants formés dans nos écoles et universités soient outillés tant pour mettre à profit le numérique et l’intelligence artificielle que pour répondre aux défis qu’ils posent. En somme, la place du numérique dans le système éducatif québécois s’avère importante et ne pourrait être surestimée. Au contraire, elle devrait contribuer efficacement au développement du professionnalisme des étudiants.

  1. En date de parution de cet article, ChatGPT n’est pas un auteur selon le droit d’auteur canadien. Toutefois, comme la référence officielle sur la page de l’éditeur de cet article indique « Michael R. King et ChatGPT », nous l’avons conservé sous cette forme. ↩︎

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