Par Amélie Bélanger, M. Éd., Conseillère pédagogique au RÉCIT de l’enseignement privé*
et Maxime Pelchat, B.Ens., Stratège numérique #DevProf au CADRE21**
L’intelligence artificielle (IA) révolutionne notre société à bien des égards, et nous avons pu constater, dans les semaines qui ont suivi l’ouverture au grand public de l’agent conversationnel ChatGPT d’OpenAI, que l’éducation ne fait pas exception à la règle. Pour préparer les élèves à un monde en constante évolution, il devient de plus en plus incontournable que le personnel scolaire s’initie et exploite à bon escient les outils intégrant l’IA.
Nous proposons, dans cet article, cinq stratégies dont le déploiement permettrait de développer un plan d’action en vue de se préparer à enseigner avec et à propos de l’IA. Ces stratégies sont adaptées de celles qui ont été présentées dans le cadre du panel de discussion Critical Strategies That Prepare Teachers to Teach With and About Artificial Intelligence, qui a eu lieu au dernier congrès de l’International Society for Technology in Education (ISTE) à Philadelphie en juin 2023 (Blair Black et al., 2023). Ce panel était composé de plusieurs experts et expertes du milieu universitaire, spécialisés en technologie éducative.
Les cinq stratégies suivantes sont conçues pour favoriser un leadership partagé, tant dans leur élaboration que dans leur mise en œuvre, dans l’objectif d’être adaptées à la réalité de chaque établissement scolaire. L’agentivité du personnel enseignant dans son développement professionnel (Deschênes, 2021) est au cœur des processus à déployer, notamment dans la détermination et la poursuite des objectifs, afin de tendre vers une intégration pédagogique éclairée de l’IA.
Stratégie #1 : Développer une compréhension commune de l’IA
Avant de se lancer dans un processus d’intégration de l’IA, il est impératif de commencer par la base: comprendre ce qu’est réellement l’intelligence artificielle. Il importe que cette compréhension soit partagée par tous les membres d’une équipe afin d’assurer de fournir à tous et à toutes les mêmes bases de réflexion.
Se doter d’une compréhension commune de ce qu’est l’IA sert donc de fondement. Mais par où commencer? Voici trois dimensions qui nous semblent incontournables à aborder:
- Définir l’IA : L’IA est une technologie qui permet aux machines d’apprendre et de prendre des décisions en simulant l’intelligence humaine. Puisque l’apprentissage est au cœur de l’expérience scolaire, le développement d’une littératie numérique qui permet de bien comprendre les caractéristiques de l’IA générative et les distinctions à faire avec les compétences humaines sont importantes pour prendre des décisions pédagogiques éclairées.
- Reconnaître là où l’IA existe déjà : À travers un bref historique, il est possible de (re)découvrir que l’IA est déjà présente dans de nombreuses facettes de notre vie quotidienne, des moteurs de recherche aux réseaux sociaux en passant par les assistants vocaux. Cette prise de conscience permet de contextualiser son apparition dans la sphère scolaire, qui n’est évidemment pas hermétique à ce qui se passe en dehors des murs de l’école.
- Comprendre les mécanismes d’apprentissage de l’IA : Il existe plusieurs mécanismes qui permettent de développer et d’améliorer les capacités des systèmes d’intelligence artificielle. Parmi ceux-ci, il y a notamment l’apprentissage supervisé et non supervisé, les réseaux de neurones artificiels et l’apprentissage en profondeur (deep learning). Comprendre comment l’IA apprend (et prend des décisions) est crucial pour démystifier cette technologie.
Mettre en œuvre cette première stratégie ne demande pas nécessairement de produire du nouveau contenu; au contraire, il serait même judicieux de mettre en place un processus de curation parmi la multitude de ressources disponibles pour s’éduquer sur les bases de l’IA. Il pourrait également être pertinent d’organiser des activités de développement professionnel par et pour les membres d’une même organisation, ce qui permettrait au personnel scolaire – et aux élèves par la suite – de se familiariser avec l’IA, et ainsi de se forger une idée plus claire de ses opportunités et de ses limites.
Stratégie #2 : Reconnaitre le potentiel pédagogique de l’IA
Une fois la base établie, il est temps d’explorer comment l’IA peut être un allié pour l’apprentissage et l’enseignement. Déjà en 2020, le Conseil supérieur de l’Éducation présentait des exemples d’application de l’IA en éducation dans un document préparatoire pour le Rapport sur l’état et les besoins de l’éducation 2018-2020.
Les opportunités qu’offre l’IA pour l’éducation sont nombreuses. La plus connue est certainement celle créée par les IA génératives permettant la production de contenu (texte, image, vidéo, audio, courriels, présentations). Il y a certes là plusieurs avenues à explorer. Toutefois, l’IA peut faire des tâches beaucoup plus complexes, comme personnaliser les apprentissages, fournir de la rétroaction instantanée et du soutien individuel, planifier des cours et des activités, créer des exercices adaptés au niveau de chacun, proposer des lectures en fonction de certaines préférences, soutenir le développement des compétences socio-émotionnelles, suivre les progrès individuels grâce à des tableaux de bord d’apprentissage, etc.
Cette stratégie peut être déployée en informant le personnel enseignant sur les usages pédagogiques possibles de l’IA. Pour ce faire, il est possible de proposer des formations, d’organiser des démonstrations pratiques pour montrer concrètement comment l’IA peut être utilisée en classe, d’explorer des ressources en ligne (autoformations, webinaires, tutoriels, communautés virtuelles sur les réseaux sociaux, etc.) pour approfondir ses connaissances à son propre rythme. Bref, c’est en connaissant ce qu’elle est capable de faire que le personnel enseignant pourra mieux déterminer ce qu’elle peut apporter à sa pratique professionnelle.
Stratégie #3 : Poser un regard critique sur l’IA
L’enthousiasme pour l’IA ne doit pas occulter les défis et limites qu’elle peut poser. Cette stratégie encourage donc le personnel scolaire à adopter une perspective critique, dans l’esprit des dimensions 4 et 11 du Cadre de référence de la compétence numérique, soit Développer et mobiliser sa culture informationnelle et Développer sa pensée critique envers le numérique. Voici quatre filtres à travers lesquels il est possible de réfléchir aux limites de l’IA.
- Équité : L’IA (et les autres outils numériques) peuvent potentiellement accroitre les inégalités en éducation. Le personnel scolaire doit se sentir investi d’une responsabilité dans la lutte contre ces inégalités; en donnant accès aux élèves aux outils technologiques qui feront partie intégrante de notre futur, nous pouvons ainsi contribuer à réduire la fracture numérique qui peut émerger d’une compréhension et d’une maitrise inégales de tels outils.
- Dilemmes éthiques : L’intégration de l’IA soulève des questions éthiques, notamment en matière de vie privée et de surveillance. Il est important de connaitre ces dilemmes, de se renseigner sur la manière dont l’IA collecte certaines données et de modéliser une utilisation éthique de l’IA.
- Biais culturels : L’IA peut refléter les préjugés culturels présents dans les données sur lesquelles elle est formée. Il est essentiel de reconnaître et de corriger ces biais, afin d’éviter de renforcer certains stéréotypes.
- Fausses informations : Certaines IA génératives produisent du contenu inventé ou carrément faux; des faits, mais aussi des sources. L’impression de vérité qui s’en dégage renforce donc l’idée qu’il faut constamment tenir compte de cette limite lorsqu’on les utilise.
Cette stratégie incite à une réflexion critique sur les limites de l’IA en contexte scolaire et vise l’adoption de mesures qui garantiront une utilisation responsable de cet outil. Tel que souligné dans le Référentiel de compétences professionnelles de la profession enseignante (2021), La transformation de l’école, qui découle, entre autres, d’un contexte social en pleine mutation technologique, suppose l’adoption, de la part des enseignantes et des enseignants, d’une posture critique et avisée au regard de l’utilisation des outils numériques en contexte scolaire.
D’un point de vue pratique, la modélisation d’un usage responsable de l’IA, qui considère ses limites, pourrait être une avenue à considérer. Au-delà de la sensibilisation, il serait judicieux d’intégrer cette dimension éthique au cœur de la formation continue du personnel scolaire, afin qu’il soit lui-même en mesure de guider les élèves dans cette utilisation responsable souhaitée.
Stratégie #4 : Mesurer l’impact de l’IA sur les pratiques pédagogiques
Comme toute autre technologie avant elle, l’arrivée de l’IA est venue accélérer le changement de certaines pratiques pédagogiques. Cette stratégie encourage le personnel scolaire à examiner de près ces changements et à réfléchir à des solutions.
D’une part, l’accès facile à des IA génératives commande de repenser les tâches que nous proposons aux élèves, ainsi que les paramètres de réalisation de ces dernières. Par exemple, faire écrire un texte à la maison est une option devenue difficilement envisageable, sachant qu’il est peu probable d’être en mesure de détecter hors de tout doute l’intervention d’une IA dans une production. (À ce propos, nous pourrions souligner qu’avant l’IA, il était déjà difficile de détecter tout autre type d’intervention!) Quelles sont donc les tâches qui nous semblent pertinentes? Sous quels paramètres devons-nous les soumettre? Comment mettre en valeur les capacités qui distinguent l’intelligence humaine de l’intelligence artificielle? À partir de quel niveau d’utilisation de l’IA un travail sera considéré comme plagié ou triché? Ce sont toutes des questions que le personnel enseignant doit se poser.
L’infographie qui suit illustre une adaptation de la taxonomie de Bloom pouvant être utilisée, dans un contexte éducatif, comme référence pour évaluer et apporter des modifications à des activités pédagogiques et à des évaluations en tenant compte des capacités des outils d’intelligence artificielle (IA) générative et du caractère unique des compétences humaines. Toutes les activités et évaluations menées dans un contexte éducatif bénéficieront d’une révision, compte tenu des capacités des outils d’IA; celles aux niveaux Mémoriser et Analyser sont plus susceptibles de nécessiter des modifications (Oregon State University, 2023).
D’autre part, si l’IA peut nous faire gagner du temps, une question fort à propos est de savoir comment nous pouvons utiliser ce temps gagné de manière productive et réfléchie. Voici quelques pistes:
- Développer des activités pédagogiques plus engageantes;
- Prendre du temps pour offrir davantage de rétroaction personnalisée;
- Générer des occasions de collaboration;
- Mettre en action des initiatives en appui au développement professionnel.
Afin de mettre en œuvre cette stratégie, il serait possible d’organiser des échanges portant sur les pratiques que le personnel enseignant considère comme impactées par l’émergence et l’accessibilité à l’IA. En ciblant ces dernières, il sera possible de réfléchir, en équipe, à des solutions. Cette stratégie encourage le personnel scolaire à réfléchir activement à la manière dont l’IA affecte leurs pratiques professionnelles et à trouver des stratégies proactives et créatives.
Stratégie #5 : Planifier des expériences concrètes d’utilisation de l’IA
Enfin, pour véritablement intégrer l’IA dans l’éducation, il est nécessaire de passer à l’action. Cette stratégie vise à inciter le personnel scolaire et les élèves à vivre des expériences pratiques avec l’IA.
Encourager le personnel enseignant et les élèves à utiliser des outils intégrant l’IA leur permettra de mieux saisir son potentiel et ses limites, tout en expérimentant son fonctionnement. Cela peut inclure la création de projets, l’exploration de données, ou la génération de contenu éducatif. L’apprentissage par l’expérience peut être une approche pertinente pour explorer les stratégies pédagogiques adaptées à son contexte de classe.
Il est pertinent, au cours de ces expérimentations, de garder en tête les enjeux soulevés dans les stratégies précédentes, notamment au sujet de l’éthique (stratégie 3) et des impacts pédagogiques possibles (stratégie 4), afin d’orienter ses choix et ses actions.
Conclusion
En conclusion, ces cinq stratégies peuvent servir de guide pour développer un plan d’action dans son établissement scolaire: pour comprendre ce qu’est l’IA, saisir son potentiel, connaitre ses limites, adapter nos pratiques, et passer à l’action. Comme le soulignait déjà le Conseil supérieur de l’éducation dans son rapport de 2020 : C’est la compréhension de ce que l’IA fait mieux que lui qui permet à l’humain de devenir plus efficace avec elle. En adoptant une posture de développement professionnel continu, une équipe école sera en mesure de mieux s’adapter aux opportunités et aux défis que présente l’évolution rapide des systèmes d’IA.
En complément
- (à écouter) Maxime Pelchat discute avec Amélie Bélanger : « Pourquoi devrais-je m’intéresser… l’intégration de l’IA dans mon milieu »
- (à voir et à entendre) L’IA comme outil pour bâtir des ponts entre la formation initiale et la formation continue : Maxime Pelchat, stratège numérique #DevProf au CADRE21, explore cette avenue avec Viviane Vallerand, chargée de cours à l’Université Laval et coordonnatrice de l’axe éducation et capacitation de l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA).
- Déjà paru sur l’École branchée :
- (À lire) 5 étapes pour se préparer à enseigner avec et à propos de l’IA
- (À voir et à entendre) Enseigner avec et à propos de l’intelligence artificielle
Références
Blair Black, N., Brunvand, S., Dempsey, C., Eguchi, A., Fraga, L., George, S., Howard, N. et Langran, E. (27 juin 2023). Critical Strategies That Prepare Teachers to Teach With and About Artificial Intelligence. [Conférence] International Society for Technology in Education, Philadelphie. https://conference.iste.org/2023/program/search/detail_session.php?id=116577026
Deschênes, M. (2021). Les systèmes de recommandations pour soutenir l’agentivité des enseignantes et des enseignants au collégial dans leur développement professionnel [thèse de doctorat, Université Laval, Canada]. Corpus. http://hdl.handle.net/20.500.11794/68072
Gaudreau, H. et Lemieux, M.M. (2020). L’intelligence artificielle en éducation : un aperçu des possibilités et des enjeux, Études et recherches, Québec, Conseil supérieur de l’éducation, 26 p.
Gouvernement du Québec. (2019). Cadre de référence de la compétence numérique, Québec, Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Québec, 34 p. http://www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/ministere/Cadre-reference-competence-num.pdf
Gouvernement du Québec. (2021). Référentiel de compétences professionnelles de la profession enseignante, Québec, Ministère de l’Éducation, 108 p. https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/education/publications-adm/devenir-enseignant/referentiel_competences_professionnelles_profession_enseignante.pdf
Langreo, L. (2023). 7 Strategies to Prepare Educators to Teach With AI, Education Week, Consulté le 14 septembre 2023 au https://www.edweek.org/teaching-learning/7-strategies-to-prepare-educators-to-teach-with-ai/2023/06
Oregon State University. (2023). Artificial Intelligence Tools. Advancing meaningful learning in the age of AI. Consulté le 13 septembre 2023 au https://ecampus.oregonstate.edu/faculty/artificial-intelligence-tools/meaningful-learning/
Stasse, S. (2023). Bloom revisité à la sauce IA, CADRE21, Consulté le 14 septembre 2023 au https://www.cadre21.org/pedagogie/bloom-revisite-a-la-sauce-ia/
*Amélie Bélanger a enseigné le français au secondaire avant de devenir conseillère pédagogique au RÉCIT de l’enseignement privé. Elle est passionnée par la pédagogie active, l’apprentissage dans des situations authentiques et l’intégration habile du numérique. Elle possède une très grande curiosité pédagogique (et humaine!), et aime en apprendre toujours plus sur les pratiques qui font des élèves des apprenant·e·s impliqué·e·s et motivé·e·s, dans le but de partager le tout aux enseignant·e·s qu’elle accompagne.
**Enseignant d’univers social au secondaire pendant 15 ans dans la région de Québec, Maxime Pelchat s’intéresse de près à la culture numérique, autant dans l’espace scolaire que dans la société en général. Il œuvre depuis 2018 au Centre d’animation, de développement et de recherche en éducation pour le 21e siècle (CADRE21), un OBNL qui contribue à soutenir, reconnaître et valoriser le développement professionnel en éducation et en enseignement supérieur.
Ce texte a également été publié dans la revue Apprendre et enseigner aujourd’hui du Conseil pédagogique interdisciplinaire du Québec (CPIQ) : Volume 13 Numéro 1