« Les élèves qui arrivent sont pires que ceux qui nous quittent! »
Je vais souper avec un ami. Il enseigne au primaire, en cinquième année, depuis une vingtaine d’années dans une école de quartier de la Rive-Nord montréalaise. Je n’ai jamais travaillé avec lui, mais je le connais depuis plus d’une quinzaine d’années et, reconnaissant sa bienveillance, son calme et sa rigueur, je me dis qu’il doit être un excellent enseignant.
Nous nous retrouvons donc pour souper dans un excellent bistro, comme nous le faisons depuis plusieurs années, à l’aube de la rentrée scolaire. Grand voyageur, il me raconte habituellement ses aventures vécues dans tous les racoins de la Terre, surtout que cette année, il revient de trois semaines à arpenter l’île d’Oahu, alors je m’attends à des histoires de surf, de plages de sable noir et de fumeroles de volcans. Or, ce qui a pris le plus gros du temps de notre entretien aura été la réponse à cette simple question :
« … et puis? Tu as hâte à la rentrée? »
Ces dernières années, sa réponse a toujours été positive et dynamique, traduisant un certain trépignement d’impatience. Mon ami aime sa profession et j’ai toujours admiré sa vitalité professionnelle. À ma grande surprise, cela semble différent cette année, à quelques jours de la rentrée. À ma question traditionnelle, il me répond, sur un ton grave :
« Non. Pas vraiment. »
Je lui réponds, stupéfait, presque coi :
« Ah non? Comment ça? »
Sa réponse me surprend :
« J’aurai des jeunes difficiles cette année ».
« Les jeunes ne sont pas tous « difficiles » au sens où le fait de différencier nos approches requiert que nous nous collions davantage à leurs besoins spécifiques? Nos classes sont hétérogènes, la profession enseignante change et… »
Il m’interrompt en levant les yeux au ciel :
« Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Nous trainons une cohorte d’élèves qui, depuis son arrivée en maternelle, cause des maux de tête aux enseignants qui se sont succédé d’une année à une autre ».
J’essaie de me retenir, mais je ne peux pas :
« Mais voyons! Je l’entends chaque année celle-là! Avec l’expérience que tu as, tu le sais bien : les élèves passés sont toujours mieux que les élèves actuels et mille fois mieux que ceux qui nous arrivent dans quelques décennies! En éducation, le « c’était donc mieux avant », ça ne date pas d’hier! En parlant avec un enseignant retraité depuis une quinzaine d’années, il me disait qu’il entendait justement ce commentaire au début de sa carrière au tournant des années 1970. Un enseignant d’expérience lui avait dit que les jeunes de sa génération étaient plus forts, plus cultivés et plus impliqués dans leurs études que la nouvelle génération d’élèves. »
Nous rions.
« C’est vrai ce que tu me dis, mais sans blague, je vois mes collègues qui sont de bons enseignants et qui peinent à passer l’année scolaire. Les jeunes ne sont pas attentifs, ils déconnent. Ce ne sont pas des délinquants, loin de là, mais j’ai l’impression que ce groupe d’élèves a une bonne cohésion et que la chimie dépasse ce que nous constatons habituellement dans une classe. C’est difficile à contenir. »
Silence.
« Euh… Je ne sais pas trop comment te dire ça, mais… euh… tu vas bien? »
« Oui, pourquoi? »
« Je ne sais pas trop. Je n’ai pas l’impression de t’entendre parler. Ce genre de réflexion, ce n’est pas toi! »
« Ah non? »
Nous sourions.
« Mais non, ce n’est pas toi! Tu es celui qui a toujours trouvé des solutions à toutes les situations problématiques (nous énumérons des cas d’élèves, des cas de parents et divers projets qu’il a menés ces dernières années). Et là, la rumeur se répand que tu auras une trentaine d’élèves qui sont actifs, allumés et espiègles… et tu gâches ta rentrée avec cela? Je peine à y croire. Et de plus, n’essaie pas de me faire croire que depuis le début de tes vingt années de carrière, c’est la première fois que tu entends ce genre de discours! »
Il me répond, avec une certaine gêne :
« Évidemment pas! »
« Voilà. Les autres fois où tu as entendu ce genre de discours chez tes collègues, était-ce fondé? »
Il me répond avec une certaine confiance :
« Non, c’était exagéré. Je m’en suis toujours bien sorti! Je me souviens d’une fois en particulier : j’organisais un voyage à Ottawa avec les élèves et cela impliquait une nuit dans des résidences étudiantes à l’Université d’Ottawa. Sous prétexte que notre cohorte d’élèves était immature, imprévisible et indisciplinée, aucun de mes collègues n’avait voulu m’accompagner. J’avais demandé à un parent et à notre technicienne en éducation spécialisée de nous accompagner. Nous avons passé un superbe moment! »
« Oui, je n’ai pas de difficulté à te croire! C’est souvent gagnant de connaitre les élèves hors des salles de classe. Ils apprécient et la meilleure façon pour eux de le démontrer est de bien se comporter. C’est une marque de respect! »
« C’est possible. C’était au début du mois de mai. Cela a donné le ton à la fin de l’année scolaire. C’est probablement la meilleure que j’ai passée avec mes élèves! »
Je saute sur l’occasion :
« …et tu vas me dire qu’à la rentrée, tu t’attendais à avoir passé une si belle année et surtout, une si belle fin d’année? »
« Non, bien au contraire… »
« Tu vois, tu as fait la différence avec ces élèves. L’ingrédient mystère, c’est toi! Peut-être que les collègues qui t’ont précédé n’ont simplement pas compris comment s’y prendre avec ta future cohorte? Peut-être que la situation est exagérée? Tu as déjà entendu parler de la panique généralisée des pare-brise abîmés de Seattle en 1954? »
Il me répond avec un air qui traduit mal le doute :
« …euh… non! »
« Sans blague, cette histoire est vraie : en 1954, dans la région de Seattle, un citoyen a partagé ses impressions à des voisins comme quoi son pare-brise avait de petits trous à certains endroits. Cela devait être récent puisqu’il ne les avait jamais remarqués auparavant. Ses voisins ont remarqué la même chose sur leur propre pare-brise. La police, qui avait été saisie de l’affaire se questionnait et investiguait les hypothèses de la population : vandales à fusils à plombs, ondes émises par un nouveau radar de l’armée, radiations nucléaires (nous sommes pendant la guerre froide), puces de sable, etc. L’histoire a tellement pris d’ampleur que le gouverneur de l’état de Washington a demandé l’assistance du Président Eisenhower. C’est peu dire! Ils ont fait appel à des scientifiques de l’Université de Washington et ces derniers ont affirmé que 5 % des problèmes étaient liés à la conduite ou au verre des pare-brise et 95 % à une paranoïa collective. Bref, ces bris mineurs étaient bel et bien là avant qu’une personne ne s’en rende compte. Ces gens étaient simplement habitués à regarder au travers de leur pare-brise, mais peu habitués à le regarder directement. Cette histoire vraie est devenue un exemple de comment l’opinion publique peut influencer nos perceptions. »
« Bref, l’opinion que j’ai des élèves avant que je ne débute l’année peut avoir un effet néfaste sur l’année que je passerai avec eux? »
Je réponds :
« Oui, nous pourrions dire cela! Bref, tu as entendu ce qui a été dit par tes collègues. Sois vigilant, mais comprends que tu devras te faire ta propre opinion. Tu es un professionnel et tu t’adapteras à tes jeunes et à la dynamique du groupe. De plus, n’oublie pas que tu fais partie de cette fameuse dynamique! Tu as un rôle à y jouer aussi! »
« C’est vrai, je n’avais jamais vraiment eu cette réflexion. Nous sommes tous ensemble pour cette traversée! Ce n’est pas “eux” et “moi”. C’est “nous”! »
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Êtes-vous vous aussi sensibles aux commentaires négatifs de vos collègues à propos des élèves? Les uns sont toujours plus bruyants que les autres, ou les prochains sont toujours plus faibles que ceux de l’an dernier…
Est-ce vraiment le cas? Avons-nous tendance à voir le « pire »? Si on revient à l’histoire des pare-brise de Seattle, il semblerait que le malheur soit définitivement contagieux. Heureusement, nous avons les moyens de développer notre esprit critique pour nous élever au-dessus des émotions et, ultimement, vivre une année extraordinaire!
Bonne année scolaire!