Par Karine Rondeau, Ph. D., professeure à l’Université du Québec à Montréal
Selon la recherche menée sur le programme Ancrage1, visant à promouvoir le bien-être au travail des personnels scolaires2, il semble que le développement des compétences psychosociales3, comme la conscience de soi et de ses émotions, l’autorégulation et la prise de décisions constructives et responsables, peut contribuer à l’apaisement de cette charge, au soulagement de la fatigue et de la détresse psychologique et à la promotion d’un mieux-être personnel et professionnel4.
Comme le bien-être constitue une expérience, et non une finalité et encore moins une injonction, pouvant fluctuer d’instant en instant parce qu’il est impacté à la fois par soi-même (p. ex. ses perceptions, ses besoins, ses valeurs, ses capacités) et par l’environnement (p. ex. les autres, les événements, les réseaux sociaux, les ressources disponibles), la présence attentive (pleine conscience, mindfulness) s’avère parmi les moyens les plus facilement accessibles et les plus prometteurs pour soutenir le développement des compétences psychosociales en milieu scolaire.
Pratiquer la présence attentive, c’est s’exercer à prêter attention au moment présent tel qu’il se présente, sans jugement (Kabat-Zinn, 1994). C’est s’entrainer à « être délibérément et pleinement disponible à son expérience (sensations, émotions, pensées) de manière vigilante et attentionnée », d’instant en instant (Rondeau, 2019, p. 12). En cultivant cette qualité de présence, on devient plus conscient de soi-même et de son environnement et, comme l’ont montré les résultats de la recherche, on devient capable d’intégrer plus d’Être dans le faire à travers une réalité du quotidien qui trop souvent bombarde les gens d’informations nouvelles et d’une multitude de tâches à accomplir. Dès lors, on apprend à percevoir les expériences et les situations rencontrées avec une plus grande lucidité et à agir avec plus de discernement en fonction de ce qui semble important, prioritaire ou possible dans le moment présent.
Trois gestes clés pour cultiver le bien-être au travail
Pour y parvenir, trois gestes clés ont été significatifs pour la majorité des personnes participantes à la recherche. Selon ce qu’elles ont affirmé, ces gestes les ont non seulement aidées à mieux se connaitre et à se valoriser comme personne enseignante, mais aussi à maintenir ou augmenter leur niveau de bien-être dans le quotidien de l’année scolaire où elles ont bénéficié d’un accompagnement par le biais du programme Ancrage. Ces gestes concernent la personne (ses sensations, ses émotions, ses pensées et le sens attribué aux choses), son rapport au monde (incluant à elle-même) et son interaction avec le monde (p. ex., les élèves, les collègues, l’environnement de travail, les savoirs, la profession). Ils sont basés sur la prémisse selon laquelle le bien-être se cultive d’abord à l’intérieur de soi et peut être impacté favorablement ou défavorablement par le monde extérieur.
1. (S’)Arrêter – Un esprit présent est un esprit plus disponible.
Savoir s’arrêter, ou du moins ralentir, face au rythme souvent effréné du quotidien peut rendre plus présent à ce qui se passe réellement en soi et à l’extérieur de soi, instant après instant. Cette pause, si petite soit-elle, peut être salutaire et permettre non seulement de reprendre son souffle, mais aussi de se connecter de manière plus authentique à ce qui se passe dans le moment présent afin de capter plus finement et consciemment l’essence et l’unicité de ce moment.
Parmi les stratégies les plus utiles pour y arriver, c’est la pratique consciente de la respiration qui est arrivée en tête de liste pour la majorité des personnes enseignantes ayant participé à la recherche. Inspirer… et expirer… à trois reprises… en portant son attention sur l’air qui entre et qui sort des narines, sans rien forcer, en reconnaissant simplement ce qui est là, dans le moment présent, sans jugement.
C’est un exercice simple, qui ne nécessite aucun matériel, et qui peut être répété autant de fois que nécessaire dans la vie de tous les jours. D’autres stratégies ont été relevées par plusieurs participantes : être alerte aux signaux internes (p. ex., fatigue, stress) et aux signaux externes (p. ex., agitation d’un groupe d’élèves) indiquant qu’une pause serait sans doute profitable, agir à titre préventif en insérant des micro-pauses à l’horaire, s’entrainer à l’aide d’applications pertinentes, réaliser des activités contemplatives (p. ex., lire, écouter de la musique, peindre), et utiliser une ressource-phare invitant au ralentissement et au déploiement d’une qualité de présence dans l’ici et le maintenant (p. ex., un élastique porté au poignet, une phrase ou un mot écrit sur un papillon adhésif).
2. (S’)Observer – Aborder la vie avec des yeux vifs et l’esprit curieux ouvre sur des horizons de possibles.
Savoir arrêter le regard vers ce qui se passe en soi et à l’extérieur de soi, dans l’instant, avec curiosité, vigilance et bienveillance, sans se laisser aveugler par ses certitudes ou submerger par ses émotions, ses pensées ou les stimuli extérieurs, permet d’être plus disposés à recueillir les informations nécessaires à une compréhension plus claire d’un état ou d’une situation en vue d’une prise de décision ou d’une intervention qui soit la plus juste, appropriée et efficace possible.
Parmi les stratégies les plus utiles pour y arriver, se connecter à l’un ou l’autre des cinq sens (regarder, sentir, écouter, goûter ou toucher) est arrivé en tête de liste pour la majorité des participantes qui ont affirmé que les sens sont le canal le plus facilement accessible pour pratiquer l’observation attentive du moment présent. Pour plusieurs, prendre conscience du vagabondage de l’esprit, comme le flot de leurs pensées automatiques, répétitives et nuisibles (p. ex., liées aux croyances, au passé ou au futur) a aussi été révélateur. Cela leur a entre autres permis de reconnaitre leurs ruminations mentales et leurs jugements qui, très souvent, pouvaient influencer leurs perceptions et leurs actions négativement, et causer de la fatigue, sans même qu’elles s’en rendent compte. D’autres stratégies ont aussi été relevées par bon nombre de participantes. Par exemple, le fait de se poser des questions rapidement en cours d’action :
- Qu’est-ce qui se passe en ce moment?
- À qui ou quoi est-ce que je fais face?
- Quels indices internes et externes me semblent présentement accessibles pour mieux saisir mon état du moment ou la situation actuelle?
- Que se cache-t-il derrière cette pensée, cette émotion, ce comportement?
- Que puis-je en comprendre pour le moment?
- Quelles connaissances me seraient présentement utiles pour intervenir adéquatement dans l’instant?
En outre, il a été bénéfique pour bon nombre d’entre elles d’aborder les expériences ou les situations en adoptant un regard neuf et compatissant sur elles-mêmes et les situations rencontrées, de cultiver la patience et l’écoute sans nourrir le désir d’obtenir des réponses et des solutions immédiates, de se rappeler que les sensations, les pensées et les émotions, qu’elles soient agréables ou désagréables, sont passagères et qu’elles méritent notre attention et notre accueil, et de relativiser les choses en se rappelant qu’on ne peut ni tout contrôler ni tout faire et qu’on demeure humains avant tout.
3. (Se) Choisir – Les choix que nous faisons sont le miroir de notre intériorité et de notre vision du monde.
Savoir choisir l’option qui parait la plus juste et appropriée dans l’instant présent peut avoir un réel impact sur son existence, son bien-être et celui des personnes qui l’entourent. Chaque personne a le pouvoir de faire une différence significative et positive dans la vie des personnes, y compris la sienne, par une succession de petits et grands gestes pouvant amener plus de douceur, d’apaisement, d’émerveillement, d’épanouissement et de joie dans le quotidien. Malgré les contraintes et les limitations internes et externes, on peut choisir de miser sur ce qui compte vraiment, ici et maintenant, et ainsi se rapprocher de soi-même pour mieux se rapprocher des autres.
Parmi les stratégies les plus utiles pour y arriver, c’est le fait que les participantes osent « se donner la permission » qui est arrivée en tête de liste pour la grande majorité. Se donner la permission de ralentir, de se reposer, de faire une chose à la fois, de simplifier, de nommer et respecter ses limites, d’avoir de moins bonnes journées, de commettre des erreurs, d’être imparfaite, d’offrir et d’aller chercher de l’aide, de prioriser et de se prioriser sans se culpabiliser, d’éprouver du plaisir, de célébrer.
En se donnant ainsi la permission d’être et de faire en fonction de ce qui semblait possible, réaliste, juste et approprié dans l’instant, les participantes ont travaillé à établir, maintenir et enrichir un lien plus authentique et proximal d’abord avec elles-mêmes, puis avec leur entourage, leur environnement de travail, la profession (ce avec quoi elles avaient déjà plus de facilité).
Apprendre en amont à s’arrêter et à (s’)observer les a grandement soutenues dans leur capacité à faire des choix les plus éclairés, justes et appropriés possibles, tout comme le fait de miser sur leurs forces et sur ce qui va bien au quotidien, de se rappeler qu’elles font de leur mieux avec ce qu’elles ont en elles au moment où elles agissent, et que les erreurs commises s’avèrent une source d’apprentissage et de progression inestimable dans leur parcours de vie personnelle et professionnelle.
Pratiquer la présence attentive en milieu scolaire
La pratique de la présence attentive, entre autres par l’entremise de ces trois gestes clés, constitue « un processus vivant, un apprentissage tout au long de la vie, qui exige de la détermination et une bonne dose d’autocompassion » (Rondeau, 2023, p. 46). Il s’agit d’un « moyen simple, mais efficace pour se débloquer, pour prendre contact avec nos propres ressources vitales, pour cultiver notre rapport avec la famille, avec la vie professionnelle, avec le monde et, surtout, avec notre propre personne » (Kabat-Zinn, 1994, p. 23).
Pour être en mesure de bénéficier de ses nombreux bienfaits, dont le bien-être au travail, elle nécessite d’être cultivée sur une base régulière, sans pression de performance ni attente de résultats rapides. Le développement des compétences psychosociales par la pratique de la présence attentive constitue une approche privilégiée qui mérite d’être davantage explorée en milieu scolaire.
Les résultats de l’étude montrent en effet que plus une personne enseignante est consciente d’elle-même, qu’elle se connait, qu’elle fait délibérément appel à ses ressources internes et externes, qu’elle apprend à s’autoréguler et qu’elle prend des décisions qui apparaissent justes, significatives, constructives et appropriées dans la réalité du moment, plus elle est susceptible de se sentir alignée, équilibrée et accomplie, et d’ainsi rayonner positivement dans son environnement de travail. Le programme Ancrage a pour visée d’alimenter ce cercle vertueux.
Parce que pour prendre soin des autres, il faut prendre soin de soi, aussi. On peut donc affirmer que le bien-être au travail, ça se cultive. En soi. Et ensemble. Au quotidien. En s’accompagnant soi-même et en étant accompagné avec ouverture, rigueur, persévérance et douceur. Pour se responsabiliser individuellement et collectivement face au choix effectué d’œuvrer dans une profession à la fois remarquable, estimable et riche, mais ô combien souvent difficile, exigeante et complexe. Pour mieux favoriser l’épanouissement du plus grand nombre.
- Le programme, composé de dix rencontres d’accompagnement et de capsules audio et vidéo, a été offert à distance à des personnels scolaires (n=24) durant toute l’année
scolaire 2022-2023. Il s’agit majoritairement d’enseignantes au régulier et en adaptation scolaire du préscolaire à la formation professionnelle œuvrant au Québec. Il est à
noter que l’ensemble des personnels scolaires du CSS des Patriotes et des écoles associées à d’autres CSS ont également pu bénéficier des ressources d’Ancrage durant
l’entièreté de l’année scolaire 2023-2024. ↩︎ - Cette étude a été financée par le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC). ↩︎
- Pour en savoir plus sur les compétences psychosociales : numéro publié par École branchée; trois guides disponibles à partir du site du CQJDC.
↩︎ - Au cours des dernières années, j’ai conduit d’autres recherches menant sensiblement aux mêmes constats (Rondeau, 2017, 2019, 2020, 2023). ↩︎
Références
- Kabat-Zinn, J. (1994). Où tu vas, tu es. Apprendre à méditer en tous lieux et en toutes circonstances. JCLattès.
- Rondeau, K. (2023). La présence attentive examinée attentivement. Vivre le primaire, 36(4), 46-47.
- Rondeau, K. (2019). La présence au service de l’accompagnement de soi, source de mieux-être-et-vivre. Dans K. Rondeau et F. Jutras (dir.), L’accompagnement du développement personnel et professionnel en éducation. S’accompagner, accompagner, être accompagné (p. 7-27). Presses de l’Université du Québec.
Ressources complémentaires
- Grégoire, S., Lachance, L. et Richer, L. (dir.) (2016). La présence attentive (mindfulness). État des connaissances théoriques, empiriques et pratiques. Presses de l’Université du Québec.
- Jennings, P. (2019). L’école en pleine conscience. Des outils simples pour favoriser la concentration, l’harmonie et la réussite scolaire. Les Arènes.
- Leroux, M. et Rondeau, K. (2023). Dossier. La présence attentive en éducation. Vivre le primaire, 36(4), 44-68.