Lors du congrès de l’ACELF 2025 à Markham en Ontario, nous nous sommes entretenus avec Félix Saint-Denis, animateur culturel au Conseil scolaire de district catholique de l’Est ontarien (CSDCEO), afin de creuser une importante préoccupation dans le monde de l’enseignement artistique : l’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) et son influence dans le processus créatif. Effectivement, cette technologie remet en question la signification même de l’acte de « créer », particulièrement pour des jeunes en pleine construction de soi, en quête de sens et de reconnaissance. Qu’en est-il?
En contexte francophone minoritaire, cette réflexion prend d’autant plus d’importance, puisque la construction identitaire s’appuie largement sur les expériences culturelles et créatives. Les jeunes, qui peuvent déjà se comparer aux artistes francophones canadiens et internationaux, risquent maintenant aussi de se sentir moins bon que « la machine ».
Avec l’explosion des IA génératives, il est désormais possible de produire en quelques secondes une chanson, une image ou même une chorégraphie. Pour beaucoup de jeunes artistes, ces technologies fascinent autant qu’elles découragent. Pourquoi investir des heures à composer, dessiner ou écrire si une IA peut produire quelque chose de « mieux » instantanément?
Ce découragement est bien réel. De plus en plus d’enseignants, d’enseignantes et d’animateurs culturels se retrouvent à devoir répondre à des jeunes qui disent :
« Pour quelle raison continuer? Je ne pourrai jamais rivaliser avec l’IA. »
Alors, comment redonner confiance aux jeunes créatrices et créateurs? Comment les aider à retrouver du sens dans leur pratique artistique, même, et surtout, dans un monde où la machine semble capable de tout faire?
Avant d’accompagner les élèves, le personnel doit comprendre l’outil et ses limites.
- Ateliers d’exploration de l’IA : Organisez des séances où le personnel utilise activement des outils génératifs (images, musique, texte). L’objectif est double : démystifier la technologie et identifier précisément ses forces et ses faiblesses.
- Discussion sur l’éthique et le droit d’auteur : Intégrez une formation sur l’origine des données utilisées par l’IA et les questions de droit d’auteur. Le personnel doit pouvoir expliquer clairement que l’IA ne crée pas (elle génère à partir de l’existant) et que son travail a des implications légales et éthiques (ex. : L’IA vole-t-elle le style des artistes?).
- Déconstruire l’œuvre IA : Organisez une analyse critique d’une œuvre produite par l’IA. Que lui manque-t-il? Lesquelles des six pistes présentées plus loin dans cet article (émotion, vécu, processus, etc.) ne sont pas remplies? Cela aide le personnel à articuler ce qui fait la valeur unique de l’art humain.
Nous avons justement questionné une IA pour nous aider à structurer cette réflexion et offrir des pistes d’accompagnement aux équipes-écoles.
Six pistes concrètes et humaines pour mieux soutenir les équipes-écoles sur la question
1. Rappeler l’importance de l’expérience vécue
La première chose à souligner est simple, mais essentielle : l’intelligence artificielle ne ressent rien. Elle ne crée pas par besoin d’exprimer une émotion ou de raconter une expérience. Elle ne connaît ni la joie, ni la peine, ni le doute, ni l’amour.
Or, l’art humain prend toute sa puissance dans l’expérience vécue. Ce qu’un jeune met dans une chanson ou un dessin, c’est lui-même : ses émotions, son histoire, ses peurs, sa culture, ses espoirs. C’est cette authenticité qui touche les autres, pas la perfection technique.
Une IA peut impressionner, mais elle ne peut pas parler avec cœur. La création humaine est irremplaçable, car elle est enracinée dans la vie réelle.
2. Valoriser le processus, pas seulement le résultat final
Face à des productions artificielles impressionnantes, il est important de réorienter les discussions vers le cheminement créatif.
L’IA génère un produit instantané. L’élève, lui, passe par un processus riche : réflexion, essais, erreurs, apprentissages, doutes, découvertes. C’est ce parcours qui développe la sensibilité artistique, la pensée critique et la capacité à s’exprimer, des compétences bien plus importantes qu’un résultat fini.
Idée d’activité :
- Organiser un moment où les jeunes présentent non pas leur œuvre, mais leur démarche. Qu’ont-ils voulu exprimer? Quelles décisions ont-ils prises? Qu’ont-ils appris? Cela permet de valoriser leur développement personnel autant que leur production.
3. Créer à partir de son expérience
L’IA peut générer de très belles images, mais elle ne peut pas raconter leur histoire. Encourager les élèves à créer à partir de leur vécu, de leur environnement ou de leur culture renforce le sentiment que leur art est unique et légitime.
Idée d’activité :
- Proposer un projet où chacun crée une œuvre autour d’un souvenir, d’une émotion forte ou d’un lieu important. Le résultat sera profondément humain, et donc impossible à reproduire par une machine.
4. Transformer l’IA en alliée créative
Plutôt que de l’éviter complètement, pourquoi ne pas faire de l’IA un outil au service de la création? L’élève assume un rôle actif de curateur et de remixeur, plutôt que de se contenter d’exécuter.
Cette approche redonne à l’élève le rôle de créateur actif, capable de prendre du recul, de choisir et de transformer.
Idées d’activités :
- Une IA génère une mélodie et l’élève écrit les paroles et les interprète.
- Une IA produit une image abstraite que l’élève utilise comme point de départ pour une œuvre plastique (peinture, sculpture).
- L’élève fait dialoguer une création générée par IA avec une œuvre personnelle (critique, détournement, réponse artistique).
5. Redéfinir les critères de valeur artistique
Les jeunes comparent souvent leurs œuvres à celles de l’IA sur des critères purement techniques : réalisme, fluidité, complexité, harmonie. Il est essentiel de leur montrer que la valeur d’une œuvre ne se limite pas à sa forme.
Ces réflexions aident les jeunes à percevoir que l’art, c’est aussi l’émotion, l’intention, le risque, la sincérité.
Idées de discussion :
- Une œuvre peut-elle être belle sans être techniquement parfaite?
- Qu’est-ce qui nous touche vraiment dans une chanson, une image, un film?
- Pourquoi continue-t-on d’admirer des œuvres inachevées ou imparfaites (p. ex., un croquis, une œuvre de jeunesse)?
6. Offrir un espace pour ralentir
Enfin, dans un monde où tout va vite, y compris la création automatisée, il est plus que jamais important de valoriser la lenteur, la patience et la profondeur.
Proposer des projets de longue haleine, des explorations sensibles, des moments d’expérimentation libre, c’est apporter un équilibre au rythme rapide de l’IA. Cela enseigne la persévérance et le plaisir du travail artistique.
L’art, un acte de présence
Les jeunes artistes ont besoin de savoir que leur voix et leur histoire comptent. L’IA est un outil puissant, mais elle ne remplacera jamais la subjectivité humaine, le vécu et la relation à l’autre. Le rôle des éducatrices et éducateurs est de leur rappeler que l’art n’est pas qu’un résultat technique : c’est avant tout un acte de présence, d’expression et de lien.
En les aidant à se reconnecter à ce qui les rend uniques, il est possible de leur offrir bien plus qu’un cours d’art. Cela leur donnera aussi les clés pour continuer à créer tout en restant authentiquement humains.
Au-delà des discussions entre adultes en éducation, il est essentiel d’inclure la voix des élèves. En partageant leurs préoccupations et en explorant ensemble des pistes pour mieux les soutenir, le personnel scolaire peut offrir aux élèves une vision sécurisante de leur parcours artistique. L’objectif est de valoriser l’intention et le vécu (le domaine de l’humain) plutôt que l’exécution technique (le domaine de l’IA).
En fin de compte, nourrir la créativité de nos jeunes, c’est nourrir leur construction identitaire. Dans un contexte francophone minoritaire, cet accompagnement est d’autant plus important : chaque expression artistique devient une manière d’exprimer son identité et sa culture, de s’enraciner et de se projeter vers l’avenir.
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Nous tenons à remercier le Programme d’appui à la francophonie canadienne – Secrétariat du Québec aux relations canadiennes pour son soutien financier à l’occasion de notre participation au congrès 2025 de l’ACELF, à Markham.






