Par Patrick Giroux, professeur en technologies éducatives, Université du Québec à Chicoutimi;
Jacques Cool, consultant en éducation, conférencier et formateur;
et Stéphane Allaire, professeur en pratiques éducatives, Université du Québec à Chicoutimi
Le numérique en éducation fait régulièrement l’objet de contestations, voire d’attaques. Elles se présentent sous diverses formes. Une récente lettre du courrier des lecteurs (La Presse, 17 janvier 2022) s’en prend à l’enseignement à distance de façon spécifique et au numérique de façon plus générale. Elle parle de « l’échec de l’enseignement virtuel », en déclarant que l’approche technophile a heurté un mur et que le numérique est associé à des effets négatifs.
D’entrée de jeu, nous reconnaissons que le numérique en éducation ne peut être associé qu’à des réussites. Néanmoins, plutôt que de le passer à la trappe, il nous semble nécessaire de réfléchir à la situation, de l’analyser dans son ensemble pour la comprendre globalement ainsi que de jeter un œil plus pointu à la littérature scientifique citée.
Le potentiel du numérique pour enseigner et apprendre ne peut être réduit à des outils ni à une analyse qui fait fi de leur contexte d’usage. En effet, une salle de classe est un système complexe qui implique quelques dizaines de cerveaux en ébullition, en plus de caractéristiques organisationnelles propres à chaque centre de services scolaire et école. Ce système implique aussi des interactions avec des outils, dont des outils numériques, qui ont des caractéristiques distinctes et dont la maîtrise varie d’un acteur à l’autre. Pour ajouter à la complexité, ce système baigne actuellement dans un contexte socio-politico-économico-sanitaire d’une mouvance sans précédent. Et, question de bien enfoncer le clou de la complexité, les acteurs impliqués peuvent avoir des réactions émotionnelles légitimes, lesquelles sont susceptibles d’avoir un effet sur l’apprentissage.
Ceci étant dit, trois arguments s’imposent à toute position condamnant sans réserve l’usage du numérique en éducation ou toute forme d’éducation exploitant le numérique.
1. L’école a la responsabilité de former les jeunes et de les préparer à vivre dans le monde actuel.
Il y a d’abord le lien essentiel unissant l’école à la société et la mission de l’école. Ces arguments ont déjà été développés par deux conseillers pédagogiques du RÉCIT (La Presse, 21 janvier 2022). L’école est un creuset de la société, qui a notamment la responsabilité de former les jeunes et de les préparer à vivre dans le monde actuel. Quoiqu’on en dise, le numérique est un enjeu clé et transformateur de la société du 21e siècle, tout comme d’autres phénomènes globaux tels les changements climatiques et géopolitiques. L’école y est pour peu, mais peut-elle en faire fi et passer outre une responsabilité d’éducation aux possibilités, défis et enjeux qui viennent, en l’occurrence, avec le numérique?
« Dans un contexte où le numérique induit d’importantes mutations sur les plans social, économique et technologique, le développement de compétences prend une dimension plus vaste et complexe, car nous devons avant tout préparer le changement, et non seulement y répondre. » (Plan d’action numérique, Ministère de l’Éducation du Québec, 2018)
2. L’enseignant(e) a un rôle clé à jouer, celui de l’architecte qui déploie les bonnes stratégies au bon moment.
En second lieu, il y a le fait que l’on ne peut faire fi du rôle de l’enseignant et des autres intervenants éducatifs. Pour une raison qui nous échappe, certains interprètent la situation comme s’ils avaient peu, voire pas de rôle à jouer! Parce qu’en effet, dans le système éducatif décrit plus haut, l’enseignant, en particulier, joue le rôle clé de l’architecte. Il décide de la façon dont les élèves seront mis en contact avec tel contenu ou tel défi. Il décide aussi de la façon et du moment où il va intervenir et donner de la rétroaction, ainsi que de la façon de guider et d’orienter les élèves. L’ampleur des stratégies auxquelles l’enseignant peut recourir est vaste. Une bien connue est l’approche frontale et magistrale. De façon un peu caricaturale, l’enseignant dit que 2 + 2 font 4, demande à la classe de répéter et poursuit jusqu’à ce que ce soit bien ancré dans chaque cerveau. Sans la condamner à bras raccourcis, il faut reconnaître que l’on connaît les limites de cette approche… Alors plusieurs chercheurs et intervenants des milieux scolaires explorent quotidiennement d’autres stratégies pour offrir des activités d’apprentissage différentes et plus riches, autant en termes de motivation que d’apprentissage.
Revenons à la critique de l’enseignement à distance et du numérique. Quand un éducateur constate que l’enseignement en ligne ne s’est pas déroulé à sa satisfaction et en conclut qu’il faut diminuer l’usage du numérique en classe, il commet une erreur de logique. Qui a décidé d’utiliser le numérique ainsi? L’outil numérique s’est-il imposé? Dans une classe qui utilise un cahier d’exercices plutôt que le numérique, si un élève échoue, blâme-t-on le cahier? Plus largement, qui a décidé d’offrir ou non de la formation à l’enseignant en regard de ces outils? Sous quelles formes et avec quelle reconnaissance? Qui a financé l’achat de matériel? Qui a imposé les programmes? L’enseignant travaille dans un écosystème qu’il ne contrôle que partiellement. Mais peu importe, la recherche de coupables est improductive et fera bien peu pour le changement et l’amélioration de l’éducation. Elle risque, de plus, de démotiver des acteurs essentiels pour notre société qui travaillent quotidiennement au bien-être et à l’éducation de nos enfants. Mieux vaut envisager d’autres pistes d’action.
3. La recherche ne devrait pas tant étudier « si » le numérique contribue à l’apprentissage, mais plutôt « comment » il peut mieux le faire.
Le troisième argument découle du deuxième et concerne plus spécifiquement la recherche. On cite souvent telle ou telle recherche qui dit que le numérique ne contribue pas à l’apprentissage. Pourtant, on en trouve aussi d’autres qui concluent que le numérique peut y contribuer positivement. Pourquoi? D’abord parce qu’on oublie ou néglige souvent le rôle de l’enseignant! La question à poser n’est pas tant « est-ce que le numérique favorise l’apprentissage? » que « comment le numérique peut-il favoriser l’apprentissage? » Le numérique n’a pas de volonté propre. C’est le grand architecte, l’enseignant, accompagné d’autres intervenants, qui décide de l’usage ou non du numérique, selon l’intention pédagogique visée. Et il importe donc qu’il sache comment faire! Il importe aussi de tenir compte des caractéristiques organisationnelles avec lesquelles il doit composer et qui contraignent parfois les usages qu’il (ou son élève) peut faire du numérique. En ayant cela en tête, la lecture des travaux de recherche change. On s’aperçoit que dans l’expérimentation Y, on a testé la combinaison de contexte, d’outil et de stratégie XYZ et que cela n’a pas eu le résultat escompté alors que dans l’expérimentation X, on a plutôt mis à l’essai la combinaison de contexte, d’outil et de stratégie ABC et que, cette fois, cela a mieux fonctionné. Ce niveau de détails est souvent noyé dans les regroupements d’études appelés méta analyses ou négligés par les lecteurs.
À nos yeux, les conclusions à tirer de la pandémie et des difficultés rencontrées en regard du numérique et de l’enseignement à distance sont toutes autres que celles qui s’apparentent à une condamnation. Peut-on d’abord réaliser que plusieurs enseignants n’étaient pas assez formés en regard du numérique, et tout particulièrement de l’enseignement à distance, un contexte fort différent de l’enseignement en présence où l’on utilise parfois quelques outils numériques? Nombre de travaux de recherche nous ont appris qu’avant de penser à l’usage pédagogique adéquat de la technologie, on doit d’abord acquérir des compétences techniques minimales, puis les intégrer judicieusement à ses pratiques personnelles. À cet effet, un grand nombre d’enseignants ont dû pallier un retard depuis deux ans et, qui plus est, en catastrophe. Ils ont néanmoins pu accentuer leur maîtrise et leur confiance face à l’enseignement à distance et au numérique.
Il faut ensuite réaliser que plusieurs jeunes Québécois n’ont pas à la maison tous les outils nécessaires pour faire de l’apprentissage à distance (connexion à Internet, ordinateur, livres, etc.) et que toutes les familles ne pouvaient pas offrir le même soutien aux enfants (parce que les parents travaillaient à l’extérieur plutôt qu’à la maison, parce qu’il y avait quatre enfants à la maison et seulement deux parents, etc.). On ne peut négliger non plus le défi pour les élèves de passer, du jour au lendemain, d’un contexte de captivité organisée (les quatre murs d’une classe où la majorité des activités sont cadencées par l’enseignant) à un contexte où ils doivent faire davantage preuve d’autonomie…
La condamnation du numérique est une voie facile. Elle rappelle ceux qui avaient peur des conséquences de l’arrivée de l’imprimerie. L’alternative, certes plus exigeante, consiste à poursuivre les actions pour, par exemple, offrir du développement professionnel aux enseignants, améliorer les conditions organisationnelles qui impactent leur travail, poursuivre la recherche en éducation pour comprendre comment utiliser efficacement les outils disponibles et travailler à améliorer les conditions des familles québécoises.
Qu’on ne nous dise pas que c’est la faute du numérique! Il n’a décidé de rien…