Nous vivons dans un monde en évolution permanente, impacté par les rapides avancées technologiques. Notre façon de travailler, de nous rendre sur notre lieu de travail, de consommer, de passer notre temps libre, de communiquer et même de penser, ont connu des changements sans précédent sous l’influence des technologies.
Par Melanie Brockmann, France
Ces changements se sont imposés dans notre quotidien avec une telle rapidité et une telle facilité que nous nous sentons dans l’obligation de mieux comprendre comment fonctionne ce monde numérique, ne serait-ce que pour mieux mesurer les risques auxquelles nous nous exposons. Pour gérer ce nouvel environnement, nous développons de nouvelles compétences afin de nous adapter à cette nouvelle ère technologique.
Bien sûr, nous consultons bien moins souvent l’Encyclopedia Universalis que Wikipedia ou Google, bien sûr, notre co-pilote ne déplie plus une carte routière contre le tableau de bord de l’automobile, mais lance waze ou Google Maps sur son téléphone intelligent. Ces changements suscitent des débats qui ne semblent être qu’un réveil de la querelle entre les anciens et les modernes, les avant-gardistes et les réactionnaires, les matérialistes et les idéalistes.
Si ces évolutions ont impacté notre quotidien de manière si frontale et inévitable, c’est parce qu’elles suggèrent que le monde numérique est à notre niveau. Nous pouvons le comprendre, l’appréhender. Nous pouvons, pour mieux gérer ce nouvel environnement, « monter en compétence ». Et la question de la compétence semble être une notion clé du changement qui est à l’œuvre.
Pour utiliser le poste de radio ou la télécommande du téléviseur (pour rester dans des exemples des technologies de la communication), la montée en compétence ne fut pas si prégnante, même s’il s’agissait d’une petite révolution aux grandes conséquences. Entre l’appréhension du bouton rotatif de contrôle de volume des postes radio, la flèche verte des télécommandes du magnétoscope, le joystick de la Nintendo, le clic droit de la souris, bluetooth, et le dialogue avec Alexa du Lab126 d’Amazon.com, il y a tout un monde…
Véritablement un monde.
Soit, à proprement parler, un nouvel environnement, un nouveau tissu de relations entre les individus, entre les individus et les objets, entre les objets eux-mêmes. Selon les orientations des uns et des autres, on pourra choisir de mettre l’accent sur la technologie, sur l’innovation disruptive, l’industrie, ou sur les réseaux d’information. Mais, en focalisant la réflexion sur cette « montée en compétence » à laquelle nous engage le monde numérique, nous faisons entrer dans la ronde, un secteur encore inquiet, timide, peu enclin historiquement à la « disruption », celui de l’éducation.
« Le numérique est un changement profond de nos sociétés, qui transforme par exemple les relations entre les gens. L’important est de comprendre ça. Les enfants d’aujourd’hui vont tous apprendre les langages informatiques, c’est un fait. La vraie question est de savoir si leurs parents seront capables de s’y mettre aussi. » – Olivier Crouzet, directeur pédagogique de l’École 42, Paris, France
Le chef d’orchestre de ce monde nouveau, nous dit-on, c’est l’informaticien. L’ingénieur en informatique capable de créer les algorithmes qui précèdent ou répondent aux avancées technologiques. Les langages informatiques qu’il utilise ont une histoire, et sa compétence est moins dans sa maîtrise de langages de programmation particuliers que dans la logique qui les préside.
La programmation, le code, entre désormais de plus en plus tôt dans les programmes scolaires. Le logiciel Scratch est un parfait exemple des objectifs visés par l’apprentissage du code en primaire. Le TICE, ou encore les ateliers des Magic Makers sont symptomatiques de la soudaine importance donnée à la logique de la programmation et de l’algorithme. Les enfants sont invités à appréhender la logique des blocs de commandes et de leurs enchainements. Bien souvent, il s’agit de déplacer visuellement des briques de commande dans un certain ordre. Cet agencement de briques va produire des effets, une progression, une suite d’actions dans des environnements ludiques.
Il ne s’agit pas simplement de savoir parler à une machine, il s’agit de comprendre comment fonctionne la machine. Dans l’agencement de briques de commandes, il est possible de créer des consignes, des conditions, des boucles, de multiplier des possibilités, de tester par l’exécution les actions, d’éprouver la logique des connexions entre des actions et de les ajuster en toute autonomie. On se trompe peu dans cet apprentissage. On expérimente.
Le ton est donné. Voici un apprentissage où on expérimente. Un apprentissage où se tromper est une expérience qui fait progresser. Un apprentissage où l’on peut s’amuser.
Mais ça ne s’arrête pas là.
Les jeux de plateau collaboratif où il n’y a ni gagnant, ni perdant, propose une abstraction de la logique du bénéfice et du succès. C’est un groupe qui atteint ou n’atteint pas un objectif, il s’agit donc d’organiser l’intelligence collective. Un atelier pratique de programmation peut se décliner en autonomie, mais l’esprit de ce type d’atelier trouve tout son sens lorsqu’il est appréhendé sur le mode collaboratif. Fin de la concurrence entre les individus, dès le plus jeune âge, gagner devient une victoire pour tous. Obtenir un résultat complexe via des briques de commandes que chaque groupe aura agencées, et qui, une fois mises bout à bout, produiront l’effet escompté, est une victoire de l’intelligence collective. Dans ce nouveau paradigme, les enfants progressent en « mode projet ».
Le pendant de cette vision de l’apprentissage se révèle dans les dernières avancées de l’intelligence artificielle. Après le e-learning et l’accès à des formations parfois très pointues sans bouger de son salon, voici que la « machine » numérique au sein d’une classe primaire peut proposer d’ajuster tout type d’apprentissage classique (grammaire, conjugaison, orthographe, vocabulaire, langues étrangères, mathématique, histoire, géographie, littérature…) au niveau de l’élève. Pour atteindre un objectif d’apprentissage, le logiciel intelligent va adapter méthodes et contenus aux besoins de l’enfant. Exit l’échec scolaire, l’enfant va progresser à un rythme et selon un chemin unique, personnalisé, adapté à ses propres capacités, et non à ses lacunes. À cela, le mode collaboratif invite les enfants à s’entraider, à mutualiser leurs efforts pour échanger et réfléchir ensemble afin de trouver la bonne réponse.
On voit ainsi comment ce nouvel environnement numérique n’affecte pas seulement des usages, des pratiques, des besoins, mais bien des valeurs. Bien entendu, on peut ironiser, s’inquiéter de cette étrange coïncidence d’un vocabulaire et de valeurs communes entre startups, management et éducation.
Il s’agit de garder les yeux grands ouverts sur ce nouvel environnement aux logiques compromises avec des secteurs connus pour leurs doubles langages. Ainsi, l’expression d’une inquiétude critique reste le corollaire indispensable pour prévenir toute perversion, tout écart ou retournement du vocabulaire et des valeurs qui s’y attachent. Lorsque l’on évoque le monde numérique, on évoque bien souvent l’idée d’un écosystème. Dans cet écosystème, la crainte du détournement des valeurs, des fausses promesses et de la disparition de tout sens critique est une partie du tout.
La SmartCity se développe à peine avec son cortège d’enthousiasme et de craintes, que déjà se profile une SmartSchool dont les promesses troublent avec mélancolie notre vision de l’avenir. Rendre indispensable le numérique et ses outils dans l’éducation des enfants ressemble à s’y méprendre à une fabrique de futurs utilisateurs de Google. Entreprise qui se définit par la transformation des « usages » d’un outil numérique en espèces sonores et trébuchantes. Pourtant, la tactique est simple, le numérique est partout, il est par nature appréhensible, il doit donc s’appréhender au mieux, et dès le plus jeune âge, pour en prévenir les débordements.
Dans cet écosystème du numérique, les « veilleurs » pourraient bien être incarnés au sein de l’éducation par les professeurs dont le statut, le rôle, la fonction et les compétences ne manqueront pas d’évoluer. En témoigne l’esprit de l’Ecole 42 à Paris. Le professeur est un coach, un guide. Pour lui, tout est déjà là, il suffit de se mettre sur les rails et d’expérimenter avec rigueur et créativité.
Les technologies de l’information et de la communication n’ont à priori pas vocation à servir un GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Les appels à responsabiliser ces entreprises témoignent d’une menace bien réelle autant que de la volonté de faire passer les enjeux du numérique par des sentiers où seront préservés les fondamentaux du bien commun et de la liberté des individus. Une éthique en somme.
Que devient l’éducateur, le professeur, le pédagogue dans le monde des objets intelligents de la SmartSchool? Est-ce qu’il suffit de brancher une école à un réseau pour qu’elle devienne smart?
Derrière le numérique, il y a des techniques, des technologies, de l’ingénierie, des outils, mais aussi des profits et des intérêts pas toujours reluisants. Il y parfois un esprit de conquête, mais aussi des valeurs, du partage et des idéaux. S’il fallait « designer » l’enseignement de demain, le professeur pourrait avoir ce rôle de coordinateur, d’organisateur, de facilitateur. Organiser le savoir, l’expérimenter, en faire jaillir des valeurs, provoquer l’échange, la critique, éveiller la curiosité, donner le goût du monde qui vient, questionner l’information, les usages, le flux des réseaux de communication.
Encore une fois, dans l’écosystème numérique, la veille est indispensable. Dans les institutions politiques, dans les organisations sociales, dans les pratiques métiers la veille est un souci primordial. Le veilleur est un mutant capable de transmettre et de hiérarchiser avec un esprit critique le flux des informations, de catégoriser les produits comme les outils. Et le veilleur apprend de sa veille. Son apprentissage permanent se renforce du savoir des autres. La relation d’apprentissage va dans les deux sens. Le veilleur ne veille pas que sur ses outils ou ses réseaux connectés. Le veilleur ne veille pas seul. Le veilleur entre en contact, échange avec ceux à qui il transmet l’information. Et de cet échange nait la transmission. Il est cette articulation entre le world wide web et les individus qui la constituent.
Entre le pédagogue, le professeur, le coach et le veilleur, un lien dessine les contours d’un système pédagogique mutant qui pourrait préparer l’enfant à s’épanouir dans le monde connecté de demain. Car les enjeux de l’éducation, eux, restent les mêmes, malgré la numérisation des disciplines : donner toutes les chances aux enfants de s’épanouir dans un monde aux contradictions multiples, faire l’expérience de la complexité des processus de socialisation, s’orienter dans les tumultes de la vie intérieure. Dans ce nouvel environnement numérique, il semblerait que ce ne soit ni les machines intelligentes, ni les objets connectés qui auront toute autorité sur la transmission du savoir, mais les mutants du monde qui vient.