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Ludovia#BE 2025 : le téléphone intelligent (« smartphone »), entre interdiction et émancipation

En ouverture de l’événement Ludovia#BE 2025, la chercheuse Anne Cordier et le spécialiste en éducation aux médias Sébastien Grau ont appelé à dépasser les interdictions pour adopter une éducation numérique plus lucide, participative et ancrée dans les usages réels des jeunes. Selon eux, le téléphone intelligent, ou « smartphone », est souvent pointé du doigt par manque de connaissance et de compréhension de son rôle dans les pratiques culturelles des jeunes d’aujourd’hui. Allons voir de plus près.
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Par Audrey Miller
En collaboration avec Martine Rioux

La causerie inaugurale de Ludovia#BE 2025, le festival des pédagogies numériques, a posé une question aussi simple qu’explosive : « Smartphone en classe : ennemi public ou allié pédagogique? » 

Autour de cette question, deux experts aux parcours complémentaires ont partagé leur analyse nuancée : Anne Cordier, professeure en sciences de l’information à l’Université de Lorraine, et Sébastien Grau, chargé de mission au Conseil supérieur de l’éducation aux médias (CSEM). Ils ont tous deux été enseignants pendant une dizaine d’années avant de traverser du côté de la recherche et des politiques publiques.

Une interdiction symptomatique d’un malaise éducatif

Dès le mot d’ouverture de l’événement, le ton était donné : « Interdire, ce n’est pas enseigner », a rappellé Franck Tiennebrunne, expert projet numérique éducatif pour l’Agence du numérique de la Wallonie et l’un des organisateurs de l’événement. Pour lui, l’interdiction des téléphones intelligents en milieu scolaire trahit surtout un manque d’appropriation, de culture et de compréhension du numérique. La décision d’interdire dans les milieux scolaires (et même dans les familles) est souvent prise dans l’urgence ou sous la pression sociale. Au final, elle relève à son avis plutôt d’un réflexe que qu’une réflexion.

Le « smartphone », objet du quotidien et symbole d’émancipation

« Mon téléphone, c’est mon précieux », confie Anaïs, 17 ans. 

Cette déclaration, rapportée par Anne Cordier, résume bien l’ambiguïté de la relation avec l’objet. Le téléphone intelligent est pour plusieurs personnes à la fois un outil, un refuge, un miroir et un tremplin. Pour les adolescents, il constitue aujourd’hui une porte d’entrée vers la vie sociale et culturelle, c’est devenu un symbole d’autonomisation. Anne Cordier a expliqué que, même les plus jeunes, qui n’en possèdent pas encore, peuvent décrire en détail tout ce qu’ils espèrent en faire un jour (ex. écouter de la musique, échanger avec des amis, lire, s’informer).

Cependant, cette relation n’est pas dénuée de tension. Beaucoup de jeunes reconnaissent eux-mêmes les risques de perte de contrôle. Plus de la moitié des élèves du secondaire disent avoir parfois l’impression de « perdre leur temps » sur leur téléphone. Certains vont jusqu’à désinstaller volontairement des applications pour prendre une pause. D’autres expliquent qu’ils laissent volontairement leur téléphone dans une autre pièce, non par contrainte, mais parce qu’ils savent qu’ils auront « la flemme » de se lever s’ils entendent une notification, illustrant somme toute une forme d’autorégulation peu visible, une capacité d’autorégulation des jeunes trop souvent ignorée, selon la chercheuse Anne Cordier.

Fractures techno-culturelles et idées reçues

Les deux intervenants ont insisté sur une série de malentendus persistants entre générations. L’un des plus tenaces? Celui des « digital natives ». « Ce n’est pas parce qu’on est né avec le numérique qu’on est compétent », martèle Anne Cordier. Beaucoup d’adolescents ont une grande familiarité avec les outils numériques, sans pour autant posséder les codes de communication attendus à l’école ou en société. Elle insiste sur la distinction entre appétence, expérience et compétence, souvent confondues à tort. Bref, les usages sur mobile ne sont pas les mêmes que l’usage des logiciels bureautiques, par exemple.

Dans leur échange, Anne Cordier et Sébastien Grau ont aussi vivement critiqué certaines campagnes de sensibilisation qui diabolisent les écrans et opposent numérique et culture, alors que la culture est numérique maintenant. Des messages tels que « Lâche ta console et viens construire ton avenir » ou encore « Lâche tes écrans, viens voir du vivant » ont été présentés comme des exemples de communications culpabilisantes, perçues par les jeunes comme méprisantes. Une adolescente citée en témoigne avec franchise : « Ce n’est pas parce qu’on est “jeunes” qu’on doit s’adresser à nous comme si on était débiles ou qu’on n’avait pas de vocabulaire ».

Sébastien Grau abonde dans ce sens en évoquant la nécessité d’enseigner explicitement certaines compétences qui semblent fondamentales : savoir structurer un message, rédiger un texte, ou encore s’exprimer oralement. Selon lui, l’école ne peut pas supposer que ces acquis vont de soi. 

Des pratiques culturelles à valoriser

Loin d’opposer culture et numérique, les deux experts ont plaidé pour une approche intégrée. « Ce n’est pas parce que c’est éducatif que ça doit être ennuyant », a soutenu Anne Cordier. À ses yeux, les « smartphones » ne sont pas un obstacle à la culture, ils en sont aujourd’hui un vecteur incontournable. Qu’il s’agisse de lire des mangas, de découvrir des films, de s’informer ou de produire du contenu, les jeunes développent une vie culturelle riche qui est majoritairement ancrée dans le numérique.

Des extraits de verbatim, tiré de recherches menées par Anne Cordier, ont illustré la place du « smartphone » dans la vie quotidienne des jeunes. Pour Jonathan, 17 ans, « c’est se priver de vivre » que de s’en passer, tant il l’utilise pour écouter de la musique, lire, discuter ou s’informer. Alïssa, 15 ans, explique qu’elle l’utilise chaque soir pour lire sur Wattpad. Ces citations sont issus de groupes de discussion dans lesquels les jeunes ont pu librement évoquer leurs pratiques, dans une perspective participative, montrant qu’ils investissent l’outil numérique dans des pratiques de loisirs, certes, mais aussi dans des activités culturelles. 

Or, dans de nombreuses écoles, les règlements encadrent strictement, voire interdisent, les usages récréatifs. Une tension que dénonce Sébastien Grau : « Si on veut vraiment éduquer aux médias, on doit pouvoir parler de tous les contenus que les jeunes sont susceptibles de voir en ligne, y compris les contenus récréatifs. L’école doit être un “safe space” où les jeunes peuvent parler de tout. »

L’enquête Génération 2024 : pour une meilleure connaissance des usages

Pour appuyer leurs propos, les deux intervenants se sont appuyés entre autres sur l’enquête Génération 2024, pilotée par Médianimation et le CSEM. Près de 3 700 élèves de la région Wallonie-Bruxelles, en Belgique, y ont participé, offrant un aperçu des pratiques numériques des jeunes. Les résultats sont sans équivoque : dès la deuxième secondaire, tous ou presque (99 %) possèdent un téléphone intelligent, et 71 % des élèves de 5e primaire l’utilisent quotidiennement. 

L’étude montre aussi que les jeunes ne sont pas dupes face aux contenus douteux. Contrairement aux idées reçues, ils font preuve d’un certain recul critique et ne partagent pas naïvement tout ce qu’ils voient. « Ils sont souvent plus méfiants que les adultes », a noté Sébastien Grau, soulignant un paradoxe préoccupant : les adultes projettent sur les jeunes des peurs qu’ils ne s’appliquent même pas à eux-mêmes.

Redonner une place à la parole des jeunes

« On parle des jeunes, on décide pour eux, mais on les écoute peu », a déploré Anne Cordier. Dans cette logique, elle appelle à faire de l’école un espace sécuritaire pour aborder tous les types de contenus que les élèves peuvent rencontrer en ligne. « Une école qui serait vraiment ancrée dans le présent ne fantasmerait ni ne dramatiserait les usages numériques. Elle les aborderait avec lucidité, dans une démarche de co-construction des usages ».

Pour une éducation numérique compréhensive

La discussion s’est conclue par une proposition pour une éducation au numérique repensée autour de quatre dimensions :

  • Compréhensive, pour favoriser le dialogue sans chercher à « corriger » des pratiques;
  • Quotidienne, fondée sur les expériences sociales réelles;
  • Culturelle, tenant compte des savoirs, savoir-faire et des connaissances critiques;
  • Encapacitante, au sens d’« empowerment », qui redonne aux jeunes la joie de communiquer, de s’informer et d’agir en citoyens.

Ainsi, il ne s’agit pas de « redresser » les pratiques, mais de les comprendre, de les accompagner et de les enrichir, ont conclut Anne Cordier et Sébastien Grau. 

En résumé, les deux intervenants de la causerie d’ouverture de l’événement Ludovia#BE ont soutenu que c’est en partant des usages réels des jeunes, en les écoutant et en leur donnant les moyens d’agir que l’école pourra véritablement faire du « smartphone » un allié pédagogique plutôt qu’un ennemi public.

En complément : 

Ressource à découvrir : Parmi les ressources présentées, la bande dessinée pédagogique Dans la tête de Juliette (CLEMI) a été citée comme un outil précieux pour explorer la pluralité des comportements possibles face au numérique. Le personnage de Juliette incarne les hésitations, impulsions et réflexions des jeunes face à leurs usages. Plusieurs jeunes se sont identifiés à elle, soulignant l’intérêt de telles approches narratives. Cette bande dessinée pédagogique, co-produite par le CLEMI et le collectif DE FACTO, est utilisée dans des ateliers en éducation aux médias en Europe.

Revoyez la conférence d’ouverture : 

L’École branchée remercie l’Agence du numérique éducatif (AdN) de la Wallonie et le Ministère des Relations internationales et de la francophonie du Québec, dans le cadre du 13e appel à projets Québec – Wallonie-Bruxelles, pour la biennie 2024-2026, pour avoir permis la participation à cet événement.

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