Par Marius Bourgeoys, coach en éducation
« Si vous êtes le meilleur prof de votre école, la meilleure prof de votre école et que vous n’êtes pas activement en train d’aider vos collègues à améliorer leurs pratiques pédagogiques, vous nuisez à votre école. »
Ces paroles percutantes de Richard Dufour, le père des communautés d’apprentissage professionnelles, ont résonné en moi il y a une quinzaine d’années lors d’un grand congrès rassemblant des leaders francophones et anglophones. Je me souviens encore de ce moment comme si c’était hier. J’étais assis parmi des centaines de personnes, probablement à Ottawa ou Toronto, écoutant attentivement ce que M. Dufour avait à dire. Ses mots ont bousculé ma conception de la collaboration en milieu scolaire, me faisant réaliser que l’éducation était un sport d’équipe.
Un choc salutaire : redéfinir la collaboration
Lorsque M. Dufour a prononcé ces mots, j’ai été à la fois surpris et stimulé intellectuellement. Il ne s’agissait pas simplement de se demander si j’étais le meilleur enseignant de mon école, mais plutôt de réfléchir à la manière dont je pouvais contribuer activement au développement de mes collègues. La collaboration ne doit pas être un processus unidirectionnel où l’on vient simplement prendre ce qui nous intéresse et repartir.
L’épicerie versus la table de collaboration
J’ai réalisé que je ne pouvais plus me présenter à une réunion de collaboration comme je me rendais à l’épicerie, avec l’intention d’obtenir quelque chose à mettre dans mon panier. Au contraire, je devais arriver avec la responsabilité de déposer des idées sur la table, de contribuer humblement au développement de mes collègues. Il ne s’agit pas seulement de ce que je peux retirer de la réunion, mais de ce que je peux contribuer au panier collectif.
Qu’est-ce qui distingue une équipe d’un groupe de personnes?
M. Dufour nous a ensuite invités à réfléchir à ce qui distingue un groupe de personnes d’une équipe véritable. En éducation, nous pensons souvent que partager des objectifs communs suffit à faire de nous une équipe. Mais est-ce vraiment le cas?
L’exemple des marathoniens
Prenons un groupe de personnes courant un marathon. Ils ont tous le même objectif : franchir la ligne d’arrivée. Ils fournissent des efforts considérables, sont pleinement engagés et courent en étroite proximité. Pourtant, nous serions d’accord pour dire qu’ils ne forment pas une équipe. Ils sont des individus partageant une expérience similaire.
Tiger Woods vs Michael Jordan
M. Dufour a également comparé Tiger Woods, l’un des meilleurs golfeurs de tous les temps, à Michael Jordan, légende du basketball. Tiger Woods dominait individuellement son sport, remportant trophée après trophée. Lors des tournois, les golfeurs concouraient les uns contre les autres, avaient un objectif commun (gagner), étaient en étroite proximité et pleinement engagés. Or les 144 golfeurs, les quatuors, ne forment pas une équipe.
À l’inverse, Michael Jordan, malgré son talent exceptionnel et ses trophées individuels, n’a commencé à remporter des championnats que lorsqu’il a pu compter sur ses coéquipiers. Jordan ne pouvait remporter de championnat à lui seul. Son équipe devait s’améliorer. L’équipe.
Les trois piliers d’une équipe
Selon M. Dufour, trois éléments clés transforment un groupe en une véritable équipe :
- Des objectifs communs : Non seulement avoir des objectifs, mais s’assurer que chaque membre les comprend et les adopte pleinement.
- L’interdépendance : Les membres de l’équipe s’appuient les uns sur les autres pour atteindre ces objectifs.
- L’imputabilité mutuelle : La responsabilité des résultats est collective. Nous sommes tous responsables ensemble du succès ou de l’échec.
Réflexion sur nos pratiques actuelles
Dans nos écoles, nous avons souvent des objectifs ambitieux inscrits dans nos plans d’amélioration. Mais est-ce que chaque membre du personnel a choisi d’aligner ses façons d’être et de faire sur ces objectifs, au meilleur de sa capacité? Lors de nos réunions, sommes-nous réellement au service du panier de stratégies collectif ou sommes-nous simplement préoccupés par nos propres besoins? Et que faire pour devenir une équipe, pour progresser vers une interdépendance accrue?
La zone proximale de développement : toujours pertinente
Lev Vygotsky, psychologue russe, a introduit le concept de zone proximale de développement (ZPD) dans les années 1930. La ZPD représente l’écart entre ce qu’un apprenant peut faire seul et ce qu’il peut accomplir avec l’aide d’un enseignant ou d’un pair plus compétent.
L’importance du plus petit prochain pas
En coaching, on parle souvent du « plus petit prochain pas » pour progresser. Il s’agit de fixer des objectifs atteignables qui nous poussent légèrement hors de notre zone de confort, mais qui restent accessibles. Cela est essentiel pour maintenir la motivation et éviter le découragement.
La zone proximale d’innovation : s’inspirer pour innover ensemble
Céline Drouin, mon ancienne patronne, collègue et leader inspirante, s’est inspirée de la ZPD pour développer le concept de zone proximale d’innovation lors de notre travail au sein de l’équipe TacTIC (Ton Accompagnement Continu avec les TIC) en 2015. Elle posait la question : Quelle est ma zone proximale d’innovation?
Les cinq éléments clés de la zone proximale d’innovation
- Se réseauter : Profiter des réseaux sociaux et des communautés professionnelles pour échanger et apprendre des autres.
- Prendre des risques : Oser essayer de nouvelles approches pédagogiques, même si cela signifie sortir de sa zone de confort.
- Utiliser la technologie pour transformer l’expérience d’apprentissage des élèves, pour créer et partager : Intégrer le numérique pour faire avancer l’éducation.
- Être empathique : L’empathie est le point de départ de l’innovation.
- Adopter une pratique réflexive : Réfléchir régulièrement à sa pratique pour identifier les forces et les domaines d’amélioration.
Céline nous lançait alors une invitation individuelle. Ce qui m’amène à l’équipe.
Vers une zone proximale… d’interdépendance?
Inspiré par ces concepts, j’ai commencé à réfléchir à l’idée de la zone proximale d’interdépendance. La collaboration est le moteur de l’amélioration continue en éducation. C’est pourquoi on en entend parler aussi souvent.
Tout le monde connaît la recette et les ingrédients requis
C’est facile de dire qu’on a besoin des objectifs communs, qu’on a besoin de l’interdépendance et qu’on a besoin d’imputabilité. Ça, c’est la recette à sauce spaghetti. Mais en éducation, on ne fait pas de sauce spaghetti. C’est tellement plus complexe que ça. Lorsqu’on cuisine, qu’on suit la recette et qu’on a les ingrédients d’une sauce spaghetti, pratiquement n’importe qui peut mettre ça ensemble et à la fin, on s’entendrait pour dire qu’on a de la sauce spaghetti. De différentes qualités, en fonction du cuisinier, en fonction de la qualité des ingrédients, mais on serait d’accord pour dire qu’il y a de la sauce spaghetti.
En éducation, tout le monde a la recette. La théorie, elle est accessible à tout le monde. Et pourtant, c’est pas parce qu’on a les ingrédients et la recette qu’on réussit à faire de la sauce spaghetti dans nos écoles. Ce n’est pas parce que j’ai la recette et les ingrédients d’une culture de collaboration qu’il y a une culture de collaboration dans mon milieu. Vous me suivez? Et la raison est fort simple, c’est que dans une école, tant et aussi longtemps que l’équipe, le nous que nous formons, que tout le monde n’est pas d’accord qu’ici on fait de la sauce spaghetti… Bien, il n’y a pas de sauce spaghetti. On a les ingrédients, on a la recette, on peut en parler, on peut les brasser, mais ce n’est pas de la sauce spaghetti qu’on fait.
Des préalables pour devenir une équipe
Avant de pouvoir parler d’objectifs communs et développer une véritable interdépendance, il est essentiel de travailler sur certains préalables souvent négligés.
1. Créer un sentiment de sécurité
- Confiance mutuelle : La fiabilité et la prévisibilité sont essentielles. Les collègues doivent pouvoir compter les uns sur les autres au quotidien, que ce soit pour des tâches simples comme surveiller les couloirs ou pour des projets pédagogiques plus complexes.
- Humilité situationnelle : Reconnaître que personne n’a toutes les réponses. Oser dire «je ne sais pas» crée un environnement où chacun se sent en sécurité pour partager et apprendre. C’est rassurant de côtoyer des gens qui, comme nous, ne savent pas tout.
- Cohérence entre les réunions : Selon Michael Fullan, la cohérence se crée entre les réunions. Il est important que ce qui est décidé en réunion soit appliqué entre les réunions.
2. Partager nos vulnérabilités
- Brasser les idées, pas les personnes : Créer un espace où les idées peuvent être discutées ouvertement sans que les individus ne se sentent attaqués.
- Exprimer ses craintes et ses doutes : Permettre à chacun de partager ses inquiétudes sans être jugé ou perçu comme résistant.
- Se soutenir entre collègues : En partageant nos vulnérabilités, nous pouvons nous soutenir mutuellement et renforcer les liens au sein de l’équipe.
Bref, on crée une connexion avec nos collègues, on parle de la game et chaque personne améliore sa game. Ça, c’est choisir de cuisiner ensemble. Cette décision est d’abord individuelle avant de devenir collective.
Le pouvoir de l’interdépendance
Le temps de Fêtes arrive. Vous aurez peut-être l’occasion de cuisiner avec vos proches, le coeur rempli d’anticipation à l’idée de recevoir vos invités, le temps d’un bon repas. Quelle joie! Et si nous décidions de faire ça dans nos écoles. Préparer des expériences d’apprentissage signifiantes et stimulantes avec nos collègues, pour nos élèves.
On dit souvent qu’une année scolaire est un marathon. Et si c’était davantage un sport d’équipe? Notre quotidien aurait peut-être plus de sens. Ce serait peut-être plus agréable.
Mes très chers collègues, voici quelques questions intéressantes à se poser, en équipe :
- Quelle est notre zone proximale d’interdépendance?
- Qu’est-ce qui est à notre portée pour renforcer notre collaboration et notre interdépendance?
- Quel pourrait être notre plus petit prochain pas, individuel et collectif?
Cette chronique a d’abord été publiée sur le blogue de l’auteur. Elle est reproduite ici avec sa permission.
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