Par Faouzi Houha, consultant indépendant en éducation, enseignant agréé de l’Ontario (EAO), Canada
Plusieurs experts et chercheurs en éducation s’accordent pour dire que le fait de limiter le rôle de l’enseignant à celui de facilitateur pourrait appauvrir l’expérience éducative. En effet, le débat autour de cette question est complexe et mérite une analyse critique, en intégrant des perspectives variées.
L’enseignant dans la construction des savoirs
La place centrale de l’enseignant dans la construction des savoirs est un élément fondamental à prendre en compte. Les critiques de la vision de l’enseignant comme facilitateur rappellent que l’éducation ne consiste pas seulement à transmettre des connaissances techniques.
Philip Jackson, dans Life in Classrooms (1990), soutient que l’enseignant joue un rôle central dans la construction des savoirs et des valeurs. Cette interaction est enrichie par des échanges humains, des questionnements et des réflexions profondes qui forgent l’esprit critique.
La relation enseignant-élève n’est pas simplement un vecteur d’apprentissage; elle représente aussi un modèle de comportement, de valeurs et de pensée. L’enseignant, en apportant des perspectives personnelles et des connaissances approfondies, inspire souvent les élèves, un aspect que l’IA ne peut émuler.
Au Québec, par exemple, le rôle des enseignants dans les écoles secondaires francophones va au-delà de l’instruction académique. Ils agissent comme mentors pour les élèves, leur apportant une compréhension de l’histoire, de la culture québécoise et des valeurs de la société québécoise, aspects qui risqueraient d’être négligés par une IA limitée aux contenus académiques.
L’enseignant comme modèle humain
De plus, cantonner l’enseignant à un rôle de facilitateur pourrait mener à une déshumanisation de l’éducation. Neil Selwyn, dans Education and Technology: Key Issues and Debates (2016), soutient que l’IA en éducation pourrait contribuer à standardiser et à « mécaniser » le processus d’apprentissage, réduisant l’importance de l’interaction humaine.
Si l’enseignant devient un simple accompagnateur des technologies d’apprentissage, il pourrait perdre une partie de sa capacité à influencer les élèves, notamment sur des aspects moins quantifiables, tels que l’empathie, la résilience et la gestion des émotions.
Dans les écoles francophones en Ontario, par exemple, où les enseignants jouent un rôle essentiel pour aider les élèves à se construire une identité francophone en milieu minoritaire, ce rôle de modèle et d’accompagnement émotionnel est indispensable. La réduction de leur rôle à une simple fonction de facilitation pourrait avoir des conséquences néfastes sur la dynamique et l’engagement des élèves, ainsi que sur leur sentiment d’appartenance à la communauté francophone.
Des chercheurs québécois, comme Simon Collin de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), et Emmanuelle Marceau du Cégep du Vieux Montréal, examinent également l’impact de l’IA dans l’enseignement supérieur et mettent en garde contre une dépendance excessive. Selon eux, bien que l’IA offre des perspectives nouvelles, elle ne peut remplacer la richesse des interactions humaines et le rôle central de l’enseignant dans la construction des savoirs et des valeurs. Ils soulignent l’importance de préserver l’enseignant comme acteur principal du processus éducatif, capable d’apporter un regard critique et une sensibilité que l’IA ne peut reproduire.
Le Conseil supérieur de l’éducation du Québec partage cette vision et, dans son rapport intitulé L’intelligence artificielle en éducation : un aperçu des possibilités et des enjeux, il met en avant le besoin de ne pas réduire l’enseignant à un simple accompagnateur de technologies. Ce rapport appelle à intégrer l’IA de manière mesurée et critique pour enrichir le processus éducatif, sans compromettre l’interaction humaine qui demeure essentielle à l’apprentissage.
L’IA comme outil complémentaire
Certains chercheurs adoptent une approche équilibrée, où l’IA est vue comme un outil complémentaire et non comme un remplaçant de l’enseignant. Linda Darling-Hammond, dans Preparing Teachers for Deeper Learning (2020), explique que les enseignants peuvent utiliser l’IA pour alléger certaines tâches répétitives et mieux se concentrer sur des tâches à haute valeur ajoutée, comme l’accompagnement personnalisé et le soutien émotionnel. Dans cette optique, l’enseignant ne se limite pas à être un facilitateur, mais devient un guide essentiel dans l’interprétation et l’approfondissement des connaissances fournies par les technologies.
En Ontario, des programmes de formation continue permettent aux enseignants d’intégrer des outils numériques, en particulier dans les classes de sciences, pour enrichir les expériences d’apprentissage. Cela leur permet de rester au cœur de l’expérience pédagogique, en exploitant l’IA tout en renforçant des compétences essentielles comme la pensée critique et l’analyse chez les élèves.
Pour éviter la dépendance aux technologies
Enfin, la vision de l’enseignant comme facilitateur peut rendre les systèmes éducatifs vulnérables aux dysfonctionnements technologiques. Kenneth Gergen, dans The Saturated Self (1991), évoque le danger de la dépendance à la technologie dans divers aspects de la vie humaine, dont l’éducation. Si les enseignants sont cantonnés au rôle de simples accompagnateurs de l’IA, ils risquent de perdre des compétences pédagogiques essentielles, et les élèves pourraient devenir dépendants des machines pour leur apprentissage. En cas de panne ou de limitation de la technologie, le système éducatif pourrait se retrouver sans les ressources humaines qualifiées pour assurer la continuité des apprentissages.
Dans les contextes québécois et ontarien, où des établissements scolaires peuvent avoir des ressources technologiques limitées, cette dépendance pourrait exacerber les inégalités entre les écoles. Une autonomie pédagogique des enseignants est nécessaire pour garantir un apprentissage cohérent et soutenu, indépendamment des aléas techniques.
Réduire l’enseignant à un simple facilitateur est donc une vision réductrice qui ignore la richesse de la relation pédagogique et les multiples dimensions de l’enseignement. L’IA doit être perçue comme un allié et non comme un substitut. L’enseignant doit conserver son rôle d’expert, de mentor et de source d’inspiration, tout en utilisant l’IA comme un outil pour enrichir son action éducative. La véritable modernisation de l’éducation repose sur une cohabitation harmonieuse entre les compétences humaines des enseignants et les capacités techniques des technologies, en mettant l’accent sur la centralité de l’interaction humaine dans l’acte éducatif.
Références bibliographiques
- Conseil supérieur de l’éducation du Québec. (2021). L’intelligence artificielle en éducation : un aperçu des possibilités et des enjeux. cse.gouv.qc.ca.
- Collin, S., & Marceau, E. (2021). Pistes de réflexion sur l’intelligence artificielle en enseignement supérieur. ORES Québec.
- Darling-Hammond, L. (2020). Preparing Teachers for Deeper Learning. Jossey-Bass.
- Gergen, K. J. (1991). The Saturated Self: Dilemmas of Identity in Contemporary Life. Basic Books.
- Jackson, P. W. (1990). Life in Classrooms. Teachers College Press.
- Selwyn, N. (2016). Education and Technology: Key Issues and Debates. Bloomsbury Academic.